Le journal quotidien du spectacle vivant en France. Critiques, annonces, portraits, entretiens, Off et Festival d’Avignon depuis 1991 ! Siège à Avignon, Vaucluse, P.A.C.A.
Par LES TROIS COUPS
Impossible de faire sans !
À l’écart de l’agitation du Off et des ruelles encombrées, le théâtre littéraire Le Verbe fou nous offre un petit joyau : « Ohne », de Dominique Wittorski, monté par une jeune troupe de comédiens talentueux tout juste diplômés du cours Florent. Primé par la prestigieuse école en 2007, le spectacle nous embarque avant même d’entrer dans la salle dans un univers grave et burlesque, dont l’humour et les points d’interrogation nous poursuivent bien après la représentation.
Le bureau de l’A.N.P.E. est délimité par des grilles, sur lesquelles sont exposés rateau, arrosoir, scie, autant d’images du monde du travail, équivalents scéniques des petites annonces ou affiches publicitaires. Tout est bleu, jusqu’au costume de l’employé, dont le bureau occupe le centre de la scène. Et puis, il y a cet homme en rouge, qui se tient sur le côté, l’air pataud et le regard hagard. Lui, c’est Ohne, le nom à inscrire sur le formulaire – bleu, vous l’aurez deviné. « Ohne », ou « sans » en allemand : sans travail, sans liens sociaux, sans langage adéquat… Trois jours consécutifs, Ohne se heurte à une bureaucratie rigide jusqu’à l’absurde. La pièce procède en effet d’une répétition ternaire : trois fois, Ohne rate son moment de passage et demande à être reçu à la fermeture de l’A.N.P.E. ; trois fois, on veut le renvoyer mais l’employé finit par céder ; trois fois, sa mère morte intervient au cours de l’entretien pour lui prêter secours.
Ohne devait être joué au théâtre Le Verbe fou. Car le langage, sans jamais cesser d’être signifiant, y prend des libertés qui interrogent notre rapport aux mots et au monde. Dans le premier acte, Ohne n’utilise pas de sujets, il n’existe pas en tant qu’individu entier et assumé. Dans le deuxième, pas de verbes : entre le sujet et l’objet, il n’y a qu’un corps en mouvement, obligé d’agir sans l’intermédiaire de la parole. Dans le troisième acte, enfin, plus d’objet : Ohne agit frénétiquement sans avoir de prise sur le monde… Et pourtant, sa parole est toujours parfaitement compréhensible. Elle touche infailliblement, car plus crue et sans détour : « Suis pas con, suis pauvre » dit Ohne. Ce dernier n’en demeure pas moins aux yeux de la société, en l’occurrence l’employé de l’A.N.P.E., à la fois borné et bienveillant, un « handicapé des mots ».
Dominique Wittorski semble ainsi pointer le caractère primordial de la maîtrise du langage pour jouer un rôle social, si mineur soit-il. Comment faire lorsque les mots se dérobent, que l’unique possibilité de mettre en forme, et donc de construire notre pensée, nous est hors de portée ? L’envie d’écrire Ohne est venue à l’auteur un soir de présidentielle, en 1995, suite à une interview à la télé d’une électrice du Front national. Dominique Wittorski est frappé par son langage fragmentaire, sans verbes conjugués : cette femme « n’a même pas les moyens de dire ». Sa révolte contre cette forme d’exclusion, on la retrouve dans le caractère parfois militant du texte, porté par la mère défunte. Une voix d’outre-tombe, qui nous donne à voir les failles d’un système aux normes prétendues « pertinentes », mieux : « efficientes »…
L’admirable mise en scène d’Anne Évrard met particulièrement en évidence le caractère universel d’« Ohne » – pièce et personnage. Avec l’accord de l’auteur, elle n’a pas suivi les indications maintenant le même Ohne face à trois employés de l’A.N.P.E., mais s’est appuyée sur ses différences de discours pour faire jouer chaque personnage aux trois comédiens. Toujours dans le même sens : l’employé de l’A.N.P.E., avec travail, famille et langage appropriés, devient Ohne, l’homme fragile et inachevé, dans l’acte suivant. Sous nos yeux et en musique, les personnages inertes prennent nouvelle figure entre chaque acte. Gravité du propos donc, mais constamment sous le signe du burlesque. Le jeu appuyé des acteurs, qui, loin d’être caricatural, frappe par sa vérité, se conjugue avec une mise en scène rythmée et jouant sur les contrastes pour susciter un rire libérateur. Un grand bravo aux trois comédiens, qui ont répondu avec brio aux exigences de cette belle adaptation : Michaël Benoît, Grégoire Pascal et Ève Herszfeld, dont l’incarnation de l’employée de l’A.N.P.E. devrait rester longtemps dans les esprits ! ¶
Sarah del Pino
Les Trois Coups
Ohne, de Dominique Wittorski
Compagnie Vita brevis • 40 bis, rue Curial • immeuble « Le Greco » • entrée A, R.D.C. • 75019 Paris
01 46 07 25 24
Mise en scène : Anne Évrard
Avec : Michaël Benoît, Ève Herszfeld, Grégoire Pascal (comédiens), Mailis Dupont, Marine André, Alexandre Faitrouni (chanteurs), Alice Béhague (pianiste, accordéoniste)
Décors : Thierry Grand
Régie : Stéphanie Dezorthes
Création musicale : Alice Béhague
Théâtre littéraire Le Verbe fou • 95, rue des Infirmières • 84000 Avignon
Réservations : 04 90 85 29 90
Du 10 juillet au 2 août 2008 à 19 heures
Durée : 1 h 15
15 € | 10 €
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