Le journal quotidien du spectacle vivant en France. Critiques, annonces, portraits, entretiens, Off et Festival d’Avignon depuis 1991 ! Siège à Avignon, Vaucluse, P.A.C.A.
Par LES TROIS COUPS
Retour du Off d’Avignon : coup de cœur et coup de gueule
De retour d’Avignon, je découvre, avec consternation, un article enthousiaste sur la pièce « Ohne », de Dominique Wittorski, par la Compagnie Vita brevis, au Théâtre du Verbe-Fou. N’y a-t-il pas là une confusion entre l’indéniable qualité du texte et la piètre qualité de la mise en scène ? Plébiscité par le cours Florent, subventionné par l’association Avignon Festival & Compagnies, ce spectacle frise l’imposture. À l’inverse, une autre pièce présentée au Théâtre du Verbe-Fou mériterait tous les éloges : « les Bonnes », de Genet, en grec moderne, par une troupe chypriote au talent remarquable.
Habillés de rouge et de bleu – comme les pions d’un dérisoire jeu de société –, se débattant au milieu d’un décor surchargé, les comédiens de Ohne n’en finissent pas de gesticuler et de vociférer. Rejouant la même situation en redistribuant les rôles, ils ont le mérite d’enchaîner les tableaux et les personnages avec énergie. Mais, au troisième acte, la répétition devient insupportable. Comme si le spectateur n’avait pas compris : le drame de l’exclusion qui se joue tous les jours dans les bureaux de l’A.N.P.E., et l’inversion – prévisible – des rôles sociaux, entre « l’usager » et « l’agent », la victime et le bourreau, qui guette chacun de nous au détour de la vie professionnelle. Comme si le spectateur n’avait pas compris, en filigrane, ce message, biblique : « Les premiers seront les derniers ».
À l’évidence, le texte de Dominique Wittorski est pertinent : il montre le mal-être social, il dénonce la cruauté ordinaire des systèmes bureaucratiques. Mais le jeu, caricatural, nuit à la gravité du propos. La direction d’acteurs se réduit à une collection de clichés : les tics nerveux d’un employé consciencieux et obsessionnel, les frustrations sexuelles d’une secrétaire guindée – avec chemisier à jabot et grosses lunettes rondes –, sans parler des apparitions – grotesques – de « la mère », un travesti au look hippie ou années 1980… Décidément, si Ohne porte bien son nom, c’est que l’ensemble souffre d’une mise en scène sans intérêt, sans réel parti pris esthétique et politique. Tandis que la scénographie renferme des trésors d’inutilité, la farce l’emporte définitivement sur le sens.
Au Théâtre du Verbe-Fou, une autre pièce, en revanche, brille par son originalité et sa qualité d’interprétation, malgré une trop faible et injuste fréquentation : les Bonnes, de Genet, en grec moderne – surtitrée en français –, présentée par une troupe chypriote, soutenue par le ministère de l’Éducation et de la Culture de son pays. Accueilli à Avignon dans le cadre de la saison culturelle européenne, le projet se révèle d’emblée ambitieux : le décor, audacieux, exige plus d’une heure de montage. Il s’agit d’une véritable architecture de bois, reconstituant la fameuse « soupente » de la chambre des bonnes. En fond de scène, suspendue aux cintres, une longue robe rouge déroule sa traîne magistrale jusqu’au sol, incarnant « Madame » et son pouvoir dominateur.
En équilibre sur des planches inclinées – à la fois lits et passerelles –, les jeunes comédiennes réalisent une véritable performance physique : elles s’empoignent et se déchirent, à l’image de leurs robes, qui s’accrochent l’une à l’autre et se décrochent brutalement, grâce à un système ingénieux de tissu-scratch. Les deux sœurs se saisissent et s’embrassent. Elles s’attirent et se repoussent, comme des aimants, des amantes qu’elles sont peut-être. Toute la violence et l’ambiguïté de Genet sont là, rendues par une exceptionnelle intelligence du texte, et par un jeu fascinant. Avec une rare générosité, les deux comédiennes offrent le spectacle d’une magnifique – et maléfique ? – fusion des corps. On ne découvre qu’à la fin le secret de cette mécanique parfaite : l’une interprète le texte des deux personnages, tandis que l’autre s’exprime uniquement par un langage corporel. Jusqu’à cette dernière phrase, fatale, qu’elle mime de ses lèvres muettes : « tu vivras pour nous deux ».
Au cœur de la nuit, au milieu de quelques spectateurs privilégiés, la magie opère. Le grec moderne semble retrouver le rythme langoureux de la mélopée antique. Et la langue, soudain, ne nous paraît plus si étrangère. Comment remercier la troupe chypriote à la hauteur de son talent ? Comment rendre hommage à la précision, à la puissance et à l’humilité de son travail ? Elle nous rappelle que le théâtre n’est pas seulement représentation, mais don de soi. ¶
Estelle Gapp
Ohne, de Dominique Wittorski
Compagnie Vita brevis • 40 bis, rue Curial • immeuble « Le Greco » • entrée A, R.D.C. • 75019 Paris
01 46 07 25 24
Mise en scène : Anne Évrard
Avec : Michaël Benoît, Ève Herszfeld, Grégoire Pascal (comédiens), Mailis Dupont, Marine André, Alexandre Faitrouni (chanteurs), Alice Béhague (pianiste, accordéoniste)
Décors : Thierry Grand
Régie : Stéphanie Dezorthes
Création musicale : Alice Béhague
Théâtre du Verbe-Fou • 95, rue des Infirmières • 84000 Avignon
Réservations : 04 90 85 29 90
Du 10 juillet au 2 août 2008 à 19 heures
Durée : 1 h 15
15 € | 10 €
Les Bonnes, de Jean Genet
Coproduction : services culturels du ministère de l’Éducation et de la Culture de Chypre et l’Organisation théâtrale de Chypre
03 572 25 92 790
mconstantinou@culture.moec.gov.cy
Adaptation et mise en scène : Maria Mannaridou-Karsera
Assistante à la mise en scène : Emily Shiakali
Avec : Christina Christofia (texte), Elena Antoniou (danse), Monica Hadjivassiliou (voix de Madame)
Scénographie : Constantinos Kounis
Costumes : Marina Nicolaidou
Musique : Georges Christodoulides
Éclairage : Georges Lazoglou
Théâtre du Verbe-Fou • 95, rue des Infirmières • 84000 Avignon
Réservations : 04 90 85 29 90
Du 10 juillet au 2 août 2008 à 23 h 45
Durée : 1 heure
14 € | 10 €
Eclipse Next 2019 - Hébergé par Overblog