Illusions perdues
Par Céline Doukhan
Les Trois Coups.com
Dans « Così fan tutte », opéra de Mozart de 1789, toutes les conventions volent en éclat. Mozart et son librettiste Da Ponte massacrent allègrement toutes les illusions sur la nature humaine. Fiordiligi et Dorabella sont deux sœurs fiancées à deux beaux jeunes hommes : tous quatre croient sincèrement à la fidélité et à la constance des sentiments. C’est sans compter l’intervention de Don Alfonso qui, tel un entomologiste curieux, propose une expérience destinée à révéler la vraie nature des femmes : volages et sans scrupules. C’est ainsi que les deux hommes font mine de partir à la guerre, mais reviennent, déguisés en chevaliers albanais (!) pour séduire la fiancée de l’autre. Le résultat sera éloquent.
Le Théâtre de Fontainebleau ne pouvait accueillir meilleure mise en scène de cet opéra. En effet, tout concourt à exprimer ce précieux équilibre qui fait toute la beauté des opéras de Mozart. D’abord, les six rôles sont remarquablement chantés, les voix d’une intensité parfaitement dosée formant un sextuor des plus harmonieux. Tout est toujours pleinement audible. Les chanteurs font preuve de grandes qualités de comédiens, dans cet opéra aux registres mêlés de comique (en particulier, mais pas seulement, de la part de la servante Despina), de sentimental puis de tragique.
La mise en scène, ensuite : avec son décor unique de boiseries évoquant une institution britannique dans toute sa raideur aristocratique, Yves Beaunesne parvient à évoquer tout un monde de conventions sociales et sexuelles. Le renversement qui s’opère petit à petit au sein de ce même décor n’en est que plus marquant. Amaya Dominguez prête son sourire rayonnant à une Dorabella fraîche et très extravertie, encore adolescente dans son émerveillement à la fois naïf et sensuel face aux choses de l’amour. Sa robe rose aux plis volants est aussi fluide que celle de sa sœur Fiordiligi est près du corps, comme un ultime rempart avant l’émancipation. Mais, dans sa légère raideur et son appréhension, Fiordiligi n’en est pas moins attirante, et son duo d’amour avec Ferrando (le fiancé de Dorabella !) sonne comme une reddition digne d’une héroïne racinienne. Enfin, la forme orchestrale inédite se révèle particulièrement judicieuse et adaptée à la bonbonnière à l’italienne du Théâtre de Fontainebleau.
L’ensemble PhilidOr a réalisé une remarquable transcription de la partition originale de Mozart. Celle-ci se trouve transposée pour 15 instruments à vents, formation de la Gran Partita, la symphonie pour instruments à vents du même Mozart. Formation réduite certes, mais pas insuffisante. Au contraire ! Les instruments peuvent former un ensemble étonnamment dense, tout en convenant là encore à merveille au volume offert par la salle.
Nous, spectateurs, naviguons sans cesse entre ce plaisir de la musique et le pathétique de l’action. C’est une véritable quadrature du cercle : comment, par quel type de musique, peut-on exprimer ce qui se passe quand, d’un côté, les fiancés font leurs (faux) adieux à leurs (vraies) fiancées qui, elles, croient (vraiment !) à leur départ, tout cela sous l’œil ironique d’Alfonso qui rit déjà de sa bonne farce ? Au terme de ces deux heures trente (dans le temps de la pièce, une petite journée !), le spectateur reste songeur. Pour les personnages, en tout cas, c’est la gueule de bois. Les conventions se sont renversées pour l’édification de tous. Non contents de constater l’infidélité de leur fiancée, les hommes ont été eux-mêmes l’instrument de leur propre malheur, ajoutant la cruauté à la douleur.
Quant aux femmes, elles ne sont donc pas uniquement des victimes dans ce stratagème. Et c’est la rusée servante Despina qui se fend d’un incroyable hymne à l’amour-bagatelle, sans aucune illusion sur la constance ni des hommes ni des femmes. À l’instar d’un Figaro inversé, c’est elle qui concourt avec une efficacité redoutable, non pas à la réunion des amants, mais à l’implosion des couples déjà formés. Elle est un double moteur, à la fois comique et destructeur. Déguisée en médecin-savant fou armé d’une redoutable machine électrique pour guérir les malades, n’est-elle pas un peu comme Alfonso qui fait subir un traitement de choc aux deux hommes pour mieux les guérir de leurs illusions ? Et faut-il vraiment guérir de nos illusions, s’il faut payer un prix aussi élevé ? C’est une des nombreuses questions que pose ce spectacle intelligent, du genre de ceux qu’on aimerait voir plus souvent. ¶
Céline Doukhan
Così fan tutte, de Mozart
Livret de Lorenzo Da Ponte
Adaptation : Ensemble PhilidOr d’après l’effectif instrumental de la Gran Partita pour instruments à vent, KV 361
Ensemble PhilidOr
Direction musicale : François Bazola
Mise en scène : Yves Beaunesne
Assistante à la mise en scène : Sophie Petit
Assistante à la mise en scène, administratrice de tournée, surtitrage : Marie-Édith Le Cacheux
Fiordiligi : Soula Parassidis, Magali de Prelle
Dorabella : Amaya Domínguez
Despina : Mélanie Gardyn
Don Alfonso : Lionel Peintre, Matthieu Lécroart
Ferrando : François-Nicolas Geslot
Guglielmo : Marc Mauillon, Christophe Gay
Flûtes : Jocelyn Daubigney et François Nicolet
Hautbois : Emmanuel Laporte et Katy Elkin
Clarinettes : Daniele Latini et François Gillardot
Cors de basset : Danilo Zauli et Monica Arpino
Cors : Florent Maupetit et Camille Leroy
Bassons : François Charruyer et Giorgio Mandolesi
Contrebasson : Alexandre Salles
Contrebasse : Jean-Baptiste Sagnier
Clavecin : Mathieu Dupouy
Scénographie : Damien Caille-Perret
Création lumière : Joël Hourbeigt
Costumes : Patrice Cauchetier
Chorégraphie : Jean Gaudin
Maquillage : Catherine Saint-Sever
Conseillère linguistique : Susanna Poddighe
Construction du décor : Ateliers de la maison de la culture de Bourges
Photo : Guy Delahaye
• 21 mars 2009, Théâtre municipal de Fontainebleau
• 31 mars et 1-3-4 avril 2009, Théâtre de l’Athénée - Louis-Jouvet à Paris
• 14 avril 2009, maison de la culture d’Amiens, scène nationale
• 16-17 avril 2009, Opéra de Tours
• 21 avril 2009, Théâtre de Laval
• 23 avril 2009, Le Carré, scène nationale de Château-Gontier
• 25 avril 2009, Le Grand R, scène nationale de La Roche-sur-Yon
• 27 avril 2009, Scène nationale 61 à Alençon-Flers-Mortagne
• 5 mai 2009, Théâtre d’Angoulême, scène nationale
Durée : 3 h 30 en comptant un entracte de 20 minutes