Mozart oui, Bondy non
Par Céline Doukhan
Les Trois Coups.com
L’opéra élève l’âme. La preuve, pour cet « Idoménée », je suis assise dans la rangée je crois la plus haute qu’offre cet auguste théâtre, et cela s’appelle justement l’« amphithéâtre ». Comment s’asseoir ? Le siège doit faire vingt-cinq centimètres de profondeur et me coupe l’arrière des cuisses. Impossible de croiser les jambes, bien sûr. Se redresser ? Pas possible non plus : derrière moi, un pilastre en arc de cercle partant du mur pour rejoindre le centre du plafond m’empêche de relever la tête complètement. Le rideau s’ouvre sur la scène. Opéra, tu es souffrance ! Et toi, divin Wolfgang, que faut-il donc faire pour te mériter ?
Le décor est tout bleuté, le plateau est traversé par une grande diagonale lumineuse qui s’écrase sur des monticules de sable en carton-pâte. Ce sont là les nobles rivages de la Crète ! À droite, une structure comme un parallélépipède rectangle de travers impose sa présence massive. À quoi cela va-t-il servir ? Au centre, une sorte de trappe : un carré qui ressemble à une grande plaque d’aggloméré (hydrofuge, nous sommes sur une île) est, sur l’un de ses côtés, légèrement renfoncé dans le plateau. Décidément, le mystère s’épaissit.
On voit des silhouettes voûtées et habillées de noir vaquer à leurs occupations dans un coin de la scène. De l’autre côté, une frêle jeune femme vêtue d’une robe blanche : c’est la princesse Ilia. Elle est troyenne et est aimée par Idamante, le prince grec ennemi. Pas question d’amour entre ces deux-là. Idamante est magnanime et fait libérer les prisonniers troyens, au grand contentement de tout un chacun. Mais une personne ne se réjouit pas : la sombre Électre, qui aime Idamante mais n’en est pas aimée. Elle est (contraste !) vêtue d’une robe noire qui évoque la mode de l’Ancien Régime. Soit, donc, les éléments d’un drame de la jalousie.
Mais, sur ces entrefaites, on assiste au retour sur l’île d’Idoménée, le père d’Idamante, qui a reçu comme consigne de la part du dieu Neptune de sacrifier le premier individu qui se présenterait à lui sur la plage. And the winner is… Idamante, of course. La suite est un enchaînement de lamentations : désespoir du père qui ne peut se résoudre à tuer son fils, désespoir du fils qui ne peut épouser Ilia, désespoir d’Ilia prête à se sacrifier à la place du fils, désespoir d’Électre qui ne sait comment supplanter sa blanche rivale… Heureusement, quelques péripéties plus tard et moyennant l’intervention d’un monstre marin et de ce grand manipulateur de Neptune, la situation s’arrangera. Ouf ! Ah oui : il y a aussi le désespoir du peuple sur qui s’abattent divers fléaux, punition envoyée par Neptune qui attend toujours son sacrifice.
Il n’y a rien à faire, on n’arrive pas à être touché par tout cela. À quoi est-ce dû ? La musique de Mozart est très belle, quoique parfois assez pompeuse. Les chanteurs (enfin, surtout les chanteuses : le rôle d’Idamante est interprété par une soprane) sont excellents, et, si leurs silhouettes, pour moi, ne sont guère plus grandes que l’ongle de mon petit doigt, leurs voix sublimes semblent, elles, sortir d’une enceinte à cinq mètres de moi. Quelles voix et quelle acoustique ! L’orchestre, dirigé par Thomas Hengelbrock, est vraiment excellent, le son est très pur et expressif dans tous les registres. Alors, quoi ? Le sujet en lui-même n’est pas de nature aussi intime que dans d’autres opéras de Mozart plus ancrés dans leur époque, comme Don Giovanni ou Cosi fan tutte. Tel est l’opera seria, tout confit d’histoire et de mythologie.
« Idoménée » | © Fred Toulet | Opéra national de Paris
Mais, au lieu d’essayer de rapprocher le sujet de notre sensibilité, d’en faire ressortir les articulations proprement dramatiques, la mise en scène de Luc Bondy produit l’effet inverse, avec ses costumes insipides, ses peintures assez laides – représentant à l’arrière de la scène les flots tempétueux – et cette grande structure de travers dont on n’a toujours pas compris à quoi elle servait. À un moment, le chœur s’avance sur le devant du plateau et entonne un air à pleins poumons devant le rideau baissé et alors qu’on rallume les lumières de la salle. Que cela signifie-il ? Ce dispositif a en tout cas créé une certaine agitation dans le public qui s’attendait sans doute à un entracte. Que nenni ! Peut-être a-t-on changé le décor ? Non plus. On retrouve les monticules de sable en carton-pâte, mais, cette fois, tour de magie : la plaque d’aggloméré est raccord avec le reste du plateau ! Mouais. Faux espoir, donc, suscité par ce chœur dont, pour le coup, on ne se souvient plus trop.
Il y a quand même un entracte. Me levant péniblement de mon petit siège de l’amphithéâtre, je suis toute cassée et commence à ressentir une certaine empathie pour ces personnages qui crient leur souffrance. J’aimerais bien faire comme eux, tiens ! Je ne détonnerais pas trop dans leur concert de lamentations et leurs coups de gueule contre cette vie mal fichue. En plus, j’ai un peu les mêmes chaussures que la princesse Ilia, des sortes de rangers noires qui lui donnent un air destroy. En parlant de costumes et de coups de gueule, je voudrais ici exprimer mon ras le bol : est-il écrit quelque part que tous les princes de théâtre et d’opéra dans les mises en scène modernes doivent porter des bottes et un grand manteau informe ? Ces habits, dont se pare le roi Idoménée, on a l’impression de les avoir déjà vus cent fois. Faut-il, pour extraire la substantifique moëlle de la musique de Mozart, débarrasser les protagonistes de toutes les contingences de style ou d’époque pour les vêtir, qui d’un genre de pyjama marron tout moche (Idoménée sous son manteau !), qui d’une sempiternelle redingote grise, quintessence ultime de tout habit de militaire (Idamante) ?
Lui aussi excédé, Neptune pousse quelques divines gueulantes. Quand le sacrifice demandé n’arrive pas assez vite, le tourment apocalyptique qu’il déclenche devrait donner lieu à des mouvements de foule d’une ampleur et d’une force dramatique considérables. Mais, là encore, la mise en scène échoue à rendre visuellement la puissance évocatrice de la musique dont Mozart a le secret, celle-là même qui anime le Confutatis du Requiem ou l’ultime scène de Don Giovanni. Les mouvements de foule font davantage brouillon que panique. Dommage. En revanche, on sent parfois percer, de façon quasi incongrue, une élégance moins pompeuse, presque malicieuse, comme dans cette marche que Kubrick a réutilisé pour son Barry Lyndon. Heureux intermède dans cette musique souvent solennelle, mais qui peut aussi être touchante, à l’instar du très beau duo entre Ilia et Idamante qui s’avouent enfin leur amour partagé.
Pour les personnages, tout finit donc plutôt bien. Tout le monde ou presque se réjouit de l’ordre nouveau. D’ailleurs, pour fêter ça, la plaque d’aggloméré s’est vaillamment hissée quelques centimètres au-dessus du plateau… Et même si, finalement, on ne s’est pas vraiment ennuyé, c’est ce soulagement général que nous partageons, nous aussi, lorsque sonne la fin de la représentation ! ¶
Céline Doukhan
Idoménée, de Wolfgang Amadeus Mozart
Livret de G. Varesco d’après Idoménée d’A. Danchet
Direction musicale : Thomas Hengelbrock
Mise en scène : Luc Bondy
Avec :
– Idomeneo : Paul Groves
– Idamante : Joyce DiDonato
– Ilia : Camilla Tilling
– Elettra : Mireille Delunsch
– Arbace : Johan Weigel
– Il Gran Sacerdote : Xavier Mas
– La Voce : Ilya Bannik
– Due Cretesi : Yun-Jung-choi, Anna Wall
– Due Troiani : Jason Bridges, Bartlomiej Misiuda
Décors : Erich Wonder
Costumes : Rudy Sabounghi
Lumières : Dominique Bruguière
Dramaturgie : Geoffrey Layton
Chorégraphie : Arco Renz
Chef des chœurs : Winfried Maczewski
Orchestre et chœurs de l’Opéra national de Paris
Opéra Garnier • place de l’Opéra • 75008 Paris
Réservations : 0892 89 90 90 ou www.operadeparis.fr
Métro : Opéra, R.E.R. Auber
Du 27 février au 22 mars 2009
Durée : 3 h 15, en comptant un entracte de 30 minutes
De 7 € à 172 €