La voix du prophète
Par Vincent Morch
Les Trois Coups.com
La compagnie du Théâtre en partance a eu l’excellente idée de mettre en scène des passages des « Écrits de combats » de Georges Bernanos. Plus de soixante ans après sa mort, la puissance de sa pensée et la pénétration de ses vues restent toujours aussi impressionnantes. Un vibrant appel à la clairvoyance et à la liberté, porté par l’interprétation parfaite de Samir Siad.
Pour ceux qui le connaissent, Bernanos, c’est d’abord une voix. Une voix claire, passionnée, irascible parfois, mais toujours pétrie de tendresse et assoiffée de justice. Comment la mettre en scène, cette voix ? Et surtout – défi ô combien redoutable ! – comment faire en sorte que cette opération ne lui enlève rien, ne lui fasse perdre ni de sa capacité d’éveil ni de sa saisissante beauté ? Car cette voix est tellement aboutie, elle se tient tellement par elle-même, que la représenter c’est immanquablement courir le risque de la trahir – ou pire, de l’affadir.
Valérie Aubert et Samir Siad, pour surmonter cette difficulté, ont pris le parti d’attribuer à un coryphée la charge d’incarner cette voix, tandis que trois choreutes tantôt la reprennent à leur compte, tantôt viennent lui apporter un contrepoint distancié. Tout à tour concentrée, diffractée, étouffée, elle passe de l’un à l’autre, joue avec l’un ou l’autre, comme si, animée d’une énergie propre, elle tentait de délivrer coûte que coûte son message, d’aller jusqu’au bout de ce qu’elle avait à dire. Il ressort de cette espèce d’entêtement quelque chose de désespéré et de grandiose à la fois, comme une lutte à mort, patiente et douce, contre quelque monstre invincible.
« Compagnons inconnus… » | © Artcomart | Victor Tonelli
En arrière-plan des textes de Bernanos, choisis dans les Grands Cimetières sous la lune, la France contre les robots, les Enfants humiliés et la liberté pour quoi faire ?, il y a donc une tension dramatique, une histoire, mais une histoire qui n’est pas créée de toutes pièces, forgée par les seuls artifices du langage : elle s’ancre au contraire dans les dérives les plus monstrueuses de l’Occident, Première et Seconde Guerres mondiales, totalitarismes soviétique et nazi, capitalisme industriel déshumanisant, tous éléments qui sont utilisés avec intelligence pour mettre concrètement en contexte la parole bernanosienne.
Des poilus de 1914 qui reviennent d’outre-tombe pour témoigner de leur guerre à ces golden boys qui ne comprennent pas que l’on puisse remettre en question les machines, c’est toute l’histoire du xxe siècle qui est englobée par cette mise en scène brillante comme un lent et inexorable mouvement d’extinction de la liberté. À l’aide d’accessoires employés avec pertinence (costumes sobres, argile, terre, lampions, ballons, masques), chaque scène crée une ambiance et des sentiments très marqués et très forts, de l’atmosphère tragique de la Grande Guerre à la bouffonnerie festive de la société de consommation. Quelques vidéos et extraits musicaux bien choisis permettent de souligner l’émotion (Symphonie nº 3 de Górecki), d’illustrer le propos (images d’archives) ou de le souligner ironiquement (musique d’une publicité pour un assureur bien connu…).
Mais tout cela aurait eu moins d’impact sans le talent de Samir Siad, qui endosse le rôle du coryphée avec une justesse et une implication en tous points remarquables. Lorsque, au début de la pièce, alors que la scène est plongée dans le noir, il commence à parler, il s’empare immédiatement de l’attention de la salle, et il ne la relâche plus, plus une seule seconde. Il pense le texte, il vit le texte. Il le recrée. Il l’incarne. Cette réussite est d’autant plus extraordinaire qu’à proprement parler il ne « joue » pas Bernanos : il ne cherche ni à l’imiter ni même à prendre une posture d’écrivain. Il se contente d’être son porte-parole, et s’efface derrière la parole qu’il délivre. C’est, à mes yeux, du grand art.
Compagnons inconnus… a le double mérite de conjuguer un texte puissant, qui met la liberté humaine au-dessus de tout – ce genre de texte qu’il fait bon entendre durant des périodes aussi inquiétantes –, et une interprétation tout à fait excellente. Cette pièce n’est donc pas seulement à conseiller parce qu’elle procure émotions et plaisirs : elle est à conseiller parce qu’elle est nécessaire. ¶
Vincent Morch
Compagnons inconnus…, d’après Écrits de combats, de Georges Bernanos
Compagnie du Théâtre en partance
Conception, adaptation : Samir Siad
Mise en scène, scénographie : Valérie Aubert, Samir Siad
Avec : Cédric Altadill, Fabrice Hervé, Pascal Reverte, Vincent Reverte, Samir Siad
Lumières : Sébastien Célérier
Costumes : Magalie Calmel
M.C.93 • 1, boulevard Lénine • 93000 Bobigny
Réservations : 01 41 60 72 72
Du 23 mars au 5 avril 2009, du lundi au samedi à 20 h 30, dimanche à 15 h 30, relâche les mercredi et jeudi
Durée : 1 h 40
25 € | 17 € | 15 € |12 € | 9 €