« Prends ma main »
Par Ingrid Gasparini
Les Trois Coups.com
Plus William Forsythe avance dans son parcours chorégraphique et plus ses créations puisent dans le registre du désespoir et de l’hystérie collective. Avec « Yes We Can’t », il adopte une syntaxe syncopée et régressive qui appuie là où ça fait mal. Le résultat est brutal et désenchanté.
L’immense plateau de la salle Jean-Vilar à Chaillot est vide. En fond de scène, de grands piliers blancs sectionnent la ligne de fuite et veillent ironiquement à donner un sentiment de confinement au spectateur. Un petit tapis en découpe semble être le seul vestige d’humanité oublié dans ce désert scénique. Un no man’s land froid et inhabité où tout est encore possible.
Un cri fend la solitude de ce paysage désolé. Les quinze danseurs déboulent violemment sur une musique déstructurée de Dietrich Krüger, Niels Lanz et David Morrow. Ils hurlent, et repeuplent le silence dans un élan fanatique. Arrêt sur image : la furie collective se gèle. Un danseur s’isole près du micro pour prendre la parole. Infantiles et indistincts, ses mots se heurtent à l’incompréhension générale avant de se transformer en gargarismes déchirants.
« Yes We Can’t » | © Dominik Mentzos
Ici, le langage est épileptique. Les corps se tordent ou rétrécissent comme terrassés par une angoisse métaphysique et protéiforme. Ces silhouettes débiles rêvent d’une issue et fouillent le chaos en quête d’un partenaire pour partager leur solitude. Mais tout les accable, jusqu’à la bande-son qui flirte avec les limites du supportable : voix fausses, bruit insistant du stylo sur le papier, tapotement digital.
« Prends ma main, je suis un inconnu ici, prends ma main. » Chuchotée à même le micro, cette prière ne sera jamais entendue. Le constat est terrible : l’homme est emmuré dans sa solitude et dans sa peur de l’autre. Cette thématique, presque obsessionnelle chez le chorégraphe, était déjà omniprésente dans Decreation. Ici, elle est martelée avec une insistance qui frôle la démonstration. Un sentiment que la virtuosité des danseurs ne parvient pas à atténuer.
La conception radicale du maître et l’agressivité avec laquelle il assène son propos donnent l’impression étrange d’être une oie qu’on gave avant Noël. C’est le syndrome « Ouvre la bouche et mange. Je sais ce qui est bon pour toi ». Un brin de suffisance que seuls les génies s’autorisent. Mais qu’on se le dise, personne n’aime être forcé, fût-ce par M. Forsythe. ¶
Ingrid Gasparini
Yes We Can’t, de William Forsythe
The Forsythe Company
http://www.theforsythecompany.com/
Chorégraphie : William Forsythe
Avec : Yoko Ando, Cyril Baldy, Esther Balfe, Amancio Gonzales, David Kern, Fabrice Mazliah, Roberta Mosca, Tilman O’Donnell, Nicole Peisl, Inma Rubio, Jone San Martin, Parvaneh Scharafali, Yasutake Shimaji, Elizabeth Waterhouse, Ander Zabala
Lumières : Ulf Naumann, Tanja Rühl
Musique : Dietrich Krüger, Niels Lanz, David Morrow
Costumes : Dorothée Merg
Assistants de production : Thierry Guiderdoni, Freya Vass-Rhee
Création pour partition digitale : David Kern
Théâtre national de Chaillot • 1, place du Trocadéro • 75116 Paris
Jusqu’au 28 mars 2008
Durée : 1 h 10
Et aussi :
Programme répertoire Forsythe par le Ballet de l’Opéra de Lyon
Théâtre de la Ville • place du Châtelet • 75004 Paris
Réservations : 01 42 74 22 77
Du 7 au 10 avril 2009, puis du 14 au 16 avril à 20 h 30
De 13,50 € à 26 €