En direct du Festival et du Off d’Avignon 2012
L’enfer des chibanis *
Par Laura Plas
Les Trois Coups.com
Ils sont au spectacle sur leur banc, mais nul ne les voit. Ce sont les « chibanis », ces vieux travailleurs émigrés aux cheveux blancs. Nasser Djemaï offre la lumière des projecteurs à ces invisibles dans une pièce étrange, romanesque et cinématographique. Des éclats d’humanité qui touchent les spectateurs, même si on a personnellement l’impression qu’« Invisibles » n’a pas totalement trouvé sa forme.
« Invisibles » | © Philippe Delacroix
Abdelkader Djemaï leur a consacré un beau petit roman, Gare du Nord. Nasser Djemaï, à son tour, écrit et met en scène les chibanis. Pour mener à bien son projet, il a récolté des témoignages. C’est ce qui donne à Invisibles sa force. Car on sait que les personnages incarnent de nombreuses personnes réelles. On retrouve ainsi de petites notations justes comme les démêlés avec les feuilles de paye, les petits plaisirs des jeux de cartes. Par ailleurs, on perçoit la rumeur d’une histoire franco-africaine qui n’a cessé de broyer les uns au bénéfice des autres. Guerre là‑bas, répression, exploitation ou mépris ici. Des scènes fortes se gravent donc dans les cœurs. Mais peut‑on faire rentrer l’histoire d’un demi‑siècle dans une pièce ? Peut‑on dire tant d’histoires individuelles grâce à quelques personnages ?
Pour affronter cette difficulté et lier les histoires, Nasser Djemaï a créé un intrus, Martin, qui peu à peu dénoue les langues, fait sortir les secrets des placards. Fils sans père, il en trouve plusieurs. Petit agent immobilier intégré, il est le double du spectateur. Il soutient la narration, comme son interprète, David Arribe, porte la pièce grâce à la qualité de son jeu et à sa belle voix. En outre, de nombreux moyens (prières, songes, monologues) sont employés pour que chacun des chibanis raconte des bribes de son histoire. Il le fait presque toujours isolé dans un face au public, comme face à une caméra. C’est un peu artificiel, mais pas dénué de sens. En effet, on perçoit ainsi la solitude de ces hommes, solidaires mais enfermés chacun avec leurs secrets. Par ailleurs, ce système de solos permet à chaque comédien de faire preuve de son talent.
Comme un polar
Nasser Djemaï fait d’autres choix aussi étonnants, tant au point de vue de l’écriture que de la mise en scène. En effet, là où on attendrait une facture documentaire, il opte pour le romanesque, voire la mythologie. Les paroles des chibanis se révèlent en effet dans une sorte d’enquête à suspense. Martin débarque au foyer avec la mission de retrouver son père, de parler à un certain El Hadj et de lui remettre un coffret. Mystère sur le contenu du coffret, sur le fameux El Hadj, sur le père. Toute la pièce est construite sur la tension de cette enquête identitaire classique (de Sophocle à Wajdi Mouawad). Même si on peut sourciller au dénouement étrange ou très romanesque, on est tenu en haleine.
Mais la quête de Martin est même mythique. Quand il arrive au foyer, il est comme mort. Une métaphore filée, un peu lourde, assimile son séjour chez les chibanis à une descente aux enfers, épreuve que tout héros de la mythologie (Énée, Ulysse, Héraclès…) doit subir, et en particulier s’il est héros de l’errance. Le jeu des lumières, très travaillé, nous plonge sans cesse dans une obscurité d’outre‑tombe. Le dépouillement de la scénographie, s’il permet de se concentrer sur les hommes, peut évoquer la désolation infernale. Par ailleurs, au centre de la scène se trouve un lit, dans lequel Martin délire. Ainsi, rien n’interdit de croire que certaines scènes sont de l’étoffe du songe. Enfin, en fond de scène, des images se forment, des ombres se meuvent conformément à la représentation antique des Enfers. Artifice ou plongée onirique ? À chacun de voir…
Invisibles offre en tout cas une belle partition, étrange, décalée, à une équipe de comédiens émouvants. ¶
Laura Plas
* Les chibanis, « cheveux blancs » en arabe dialectal, ce sont les vieux immigrés maghrébins. Arrivés en France pendant les Trente Glorieuses, alors que le pays avait besoin de bras. Ils ont tous connu des parcours les menant de l’exil à l’enracinement dans la société française, sans pour autant renoncer à leurs identités, à leurs valeurs, à leur passé.
Invisibles, de Nasser Djemaï
Mise en scène : Nasser Djemaï
Dramaturgie : Natacha Diet
Assistante à la mise en scène : Clothilde Sandri
Avec : David Arribe, Angelo Aybar, Azzedine Bouayad, Kader Kada, Mostefa Stiti, Lounès Tazaïrt et la participation de Chantal Mutel
Musique : Frédéric Minière et Alexandre Meyer
Scénographie : Michel Gueldry
Création lumière : Renaud Lagier
Création vidéo : Quentin Descourtis
Costumes : Marion Mercier
Stagiaire costumes : Olivia Ledoux
Régie générale : François Dupont
Maquillage : Sylvie Giudicelli
Théâtre du Chêne‑Noir • 8 bis, rue Sainte‑Catherine • 84000 Avignon
Réservations : 04 90 82 40 57
Site du théâtre : http://www.chenenoir.fr/IMG/pdf/avignon_2012_Programmation_Saison_d_Ete_Theatre_du_Chene_Noir_pour_public.pdf
Du 7 au 28 juillet 2012 à 16 heures
Durée : 1 h 40
22 € | 15 €