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Par Les Trois Coups
Que reste-t-il
du « Marchand » ?
Par Michel Dieuaide
Les Trois Coups.com
Le Monstrueux Théâtre Bam, qu’anime Yann Ducruet, présente à L’Élysée une comédie dite d’anticipation d’après « le Marchand de Venise » de William Shakespeare. Une nouvelle proposition d’une jeune compagnie qui a déjà treize années d’existence et qui fonde son travail sur « un système de réflexion transcendantale collective ». Théâtre métaphysique ? Pas vraiment.
« le Marchand de Venise » | © D.R.
Distribué à l’entrée de la salle, le programme indique que l’action se déroule à Venise, « cité orbitale aux dimensions cyclopéennes, lieu d’apogée du commerce de tout un empire cosmique ». Écrivons plus simplement que le Marchand de Venise se passe à Venise et rappelons aux spectateurs les éléments essentiels d’une des plus belles comédies de Shakespeare.
Bassanio, gentilhomme désargenté, est amoureux de Portia, belle et riche héritière. Antonio, marchand chrétien, emprunte à Shylock, usurier juif, une importante somme d’argent afin d’aider son ami Bassanio à obtenir la main de sa promise. En cas de non-remboursement, Shylock exige qu’Antonio lui donne une livre de sa propre chair. Incapable de s’acquitter de sa dette, celui-ci se retrouve au tribunal où Shylock réclame son dû. Travestie en docteur de droit civil, Portia confond l’usurier retors, sauve Antonio, ridiculise Shylock qui, spolié et trahi par sa fille Jessica, rejoint le camp des chrétiens. Au final, la jeunesse et l’amour triomphent des partisans de l’usure et du puritanisme.
Réduite à ce résumé, la comédie de Shakespeare permet certes de suivre les situations de l’intrigue, mais en appauvrit considérablement le contenu. Le travail d’adaptation du metteur en scène s’engage – hélas ! – sur cette voie. Au sens négatif du terme, il choisit de construire une véritable réduction de l’œuvre. Tel Shylock, il prélève quelques livres de chair sur la pièce. Au-delà des coupures dans le texte, il décontextualise les débats et les affrontements qui agitaient les communautés juives et chrétiennes au xvie siècle, et encore malheureusement aujourd’hui, sur le rapport à l’argent et au profit. Pas un signe sur le plateau pour suggérer époque historique et monde contemporain.
La dramaturgie se limite aux situations farcesques
ou grotesques
Le metteur en scène a beau affirmer que nous vivons dans un moment où les appétits financiers nous accablent et où nos sociétés sont plus avides à se « vautrer dans la vacuité du paraître », toute sa dramaturgie se limite à la représentation de situations farcesques ou grotesques. Il oublie que certaines comédies shakespeariennes sont devenues des « pièces à problème ». Bien des critiques respectés placent le Marchand de Venise dans cette catégorie. Un exemple, un seul. Dans le mélange des genres que constitue toute comédie de Shakespeare, comment Yann Ducruet pu faire l’impasse sur la dimension tragique du procès de Shylock ? Comment a-t-il pu évincer le débat qui oppose, encore de nos jours, ceux qui y voient soit une apologie nauséabonde de l’antisémitisme, soit un plaidoyer bouleversant pour la reconnaissance d’une communauté ?
Dans le dossier de présentation de son projet théâtral, le metteur en scène justifie son choix avec une bien légère suffisance. Il affirme avoir décidé d’expurger (sic) toute allusion aux communautés religieuses de notre temps. Faisons le vœu qu’il ne s’attaque pas bientôt à Mesure pour mesure, autre pièce problématique, en occultant la réflexion sur le viol, la pureté et l’aveuglement de la justice.
Yann Ducruet semble s’être fourvoyé
Restent à dire, à charge encore, quelques mots sur la scénographie, les costumes, la musique et la vidéo. Yann Ducruet qui prétend faire du Marchand de Venise un drame fantastique d’anticipation semble s’être fourvoyé. Le triptyque de panneaux métalliques qui sert de décor n’est rien d’autre qu’un ensemble de paravents, rythmant entrées et sorties des personnages, et qui n’offre aux comédiens qu’un espace réduit où le jeu frontal se répète comme dans le plus traditionnel théâtre de boulevard. Les costumes qu’on attendait futuristes sont d’une morne platitude, très loin de ce qui s’annonçait comme devant suggérer une cité orbitale (Venise) et un astéroïde (Belmont, cité de l’amour et de la nature luxuriante). Quant à la musique et à la vidéo, mais c’est sans doute du troisième degré, elles sont une vulgaire copie d’émissions de jeux télévisés. Et les comédiens dans ce prétentieux bric-à-brac kitsch ?
Ils sont tous beaux, voire très beaux, un atout que la mise en scène n’a même pas utilisé pour jouer la sensualité des situations, les allusions gaillardes du texte et l’homosexualité latente des rapports entre les personnages. Semblant livrés à eux-mêmes, sans autre indication que chercher à provoquer le rire, ils n’incarnent rien. Cet état d’abandon est particulièrement cruel pour Portia et Shylock, dont on devine à de trop brefs instants qu’ils ont des qualités inexploitées.
Une question pour terminer. Comment les responsables de L’Élysée font-ils leurs choix de programmation ? ¶
Michel Dieuaide
Le Marchand de Venise, de William Shakespeare
Adaptation et mise en scène : Yann Ducruet
Avec : Caroline Demourgues, Charlotte Michelin, Vincent Arnaud, Yann Ducruet, Benjamin Villemagne
Assistant à la mise en scène : Vincent Arnaud
Costumes : Charlotte Michelin, Bernadette Favier, Françoise Ghelfi, Clélie Tripard, Julie Rebout
Décor : Léa Sabot
Lumière : Jocelyn Pras
Musique : Lucile Dupla, Vincent Arnaud, Yann Ducruet
Vidéo : Vincent Arnaud, Julie Cherky, Yann Ducruet, Lucien Vargoz
Diffusion scolaire : Anne Vivran
Administration : Nicolas Ligeon
Production : Monstrueux Théâtre Bam
En collaboration avec : le Théâtre Debout, le Théâtre Saint-Martin
L’Élysée • 14, rue Basse-Combalot • 69007 Lyon
Tél. 04 78 58 88 25
Représentations du 20 au 22 et du 25 au 29 mars 2014 à 19 h 30
Durée : 1 h 20
Tarifs : 12 € , 10 €, 8 €, et pass 2 spectacles 16 €
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