Par Molly Grogan
Les Trois Coups.com
Le temps arctique à New York ces dernières semaines n’a rien ralenti dans le monde du théâtre expérimental. Deux festivals ont titillé le public avec une programmation surprenante : le « Coil » et le « Under the Radar », ce dernier s’avérant un moment incontournable pour les amateurs de nouvelles formes théâtrales.
Maggie Hoffman dans « Inflatable Frankenstein | © Paula Court
Rien de plus naturel à New York que d’aller « voir un show ». Du Broadway au Off-Broadway, et encore, c’est l’embarras du choix, toute l’année, dans la ville qui ne dort jamais. Puisque les théâtres sont aussi des entreprises ici, la saison théâtrale commence en janvier (question impôts), mais puisqu’ils tournent en permanence aussi (question recettes), le changement de saison passe généralement inaperçu. Depuis quelques années pourtant, le mois de Janus devient le plus riche dans le calendrier. Mais pour goûter à ses trésors, il faut sortir des sentiers battus.
Deux festivals font vibrer un public avide de découvertes : Under the Radar (« Sous le radar »), qui investit le Public Theater, et Coil (« Ressort ») au Performance Space (P.S.) 122. Deux moments forts avant même que la saison ne démarre. Ils se rivalisent, pendant deux semaines, pour proposer une programmation expérimentale qui, sans cette vitrine, passerait inaperçue du grand public, en même temps qu’elle promet bien des claques à nos idées reçues.
Le nouveau venu sur la scène, le Coil, s’attire un public avide de la performance et de la danse. Cette année, le festival s’est fait remarquer du public de théâtre grâce à une pièce qui dégouline de créativité, comme aussi de sang, cervelle, placenta et autres, euh, matières bio. Ce projet génialement « vivant » est l’idée de la Cie Radiohole, basée à Brooklyn, et il faut dire que Inflatable Frankenstein (Frankenstein gonflable) tient bien sa promesse. S’emparant des technologies dernier cri, le spectacle revendique une esthétique bricolée, grotesque et gothique, pour mettre à l’honneur Mary Shelley, son roman, son monstre et même ses nombreuses fausse couches. C’est que ce collectif, qui soigne bien son image de picoleurs hébétés que l’acte dramatique n’intéresse que moyennement, prend à bras le corps, littéralement, la création artistique voire humaine, dans le sens de la reproduction. Entre théâtre et performance, le spectacle a bluffé son public, au risque aussi de le dégoûter.
« Ganesh Versus the Third Reich » | © D.R.
Under the Radar accueille Nature Theater of Oklahoma
C’est néanmoins le festival Under the Radar qui est devenu depuis neuf ans la référence pour le théâtre alternatif à New York, sous la direction de Mark Russell. De l’avis général, cet ancien directeur artistique du P.S. 122, qu’il a bâti en temple des arts de la performance avant de fonder le « U.T.R. », sait flairer mieux que personne les artistes les plus novateurs du moment. Avec une programmation plus strictement dramatique que celle du Coil, ce festival remplit bien sa mission de trouver des compagnies qui redessinent les contours du genre théâtral. L’édition 2013 a choisi de s’ouvrir et de se terminer sur deux spectacles décoiffants d’originalité : Ganesh Versus the Third Reich de la compagnie australienne Back to Back Theater et créé avec des handicapés mentaux, et Life and Times, du new-yorkais Nature Theater of Oklahoma (N.T.O.K.), un spectacle qui a remporté ses galons en Europe.
L’histoire de ce spectacle volontairement épique (4 épisodes durant huit heures, plus des entractes, dans sa forme actuelle, et appelé à grandir encore pour durer une journée entière) résume bien le gouffre qui sépare la production théâtrale américaine et européenne, l’une étant soumise aux lois du marché et au défi de la rentabilité, alors que l’autre profite de la manne des diverses financements possibles en Europe. Les directeurs artistiques du N.T.O.K., Pavol Liska et Kelly Copper, ont donc accepté la proposition du Burgtheater de Vienne de s’expatrier pendant presque quatre ans pour y développer leur spectacle.
Attendu donc ardemment sur la scène locale depuis leur dernière production aux U.S.A., No Dice (2008), Life and Times générait à lui seul le plus grand buzz du festival. Et avec raison : le modus operandi de la compagnie est de trouver le plus petit dénominateur commun du théâtre, et chaque épisode en donne une expérience, en essayant des formes allant du graphisme des suprématistes russes (mouvement d’art abstrait du début du xxe siècle), dans le premier épisode, jusqu’aux clichés du roman policier dans la quatrième partie. Les épisodes étaient accessibles individuellement, mais pour goûter au monde franchement décalé de N.T.O.K. rien ne valait la représentation-marathon avec trois entractes, lors desquels les acteurs servaient hot dogs, chips, rootbeer et brownies aux spectateurs. Ce home-coming est déjà passé dans les annales de l’U.T.R.
« Minsk 2011 : A Reply to Kathy Acker » | © Nicolai Khalezin
De la Biélorussie à la Chine
L’autre spectacle qui a beaucoup fait parler de lui était le retour à New York du Belarus Free Theater. Invité partout dans le monde pour disséminer l’art de l’agit-prop, dont ils sont peut-être les derniers à maîtriser aujourd’hui le langage, le B.F.T. est aussi la seule compagnie clandestine d’Europe, en raison de son opposition au régime du président Alexandre Loukachenko. Sa pièce Being Harold Pinter, présentée à l’U.T.R. en 2010, a notamment remporté le prestigieux prix Obie la même année. Son nouvel opus, Minsk 2011 : A Reply to Kathy Acker, était encore plus à l’aise devant le public new-yorkais, auquel les recherches d’Acker sur les toxicomanes et les homosexuels à Manhattan dans les années 1970 ne seraient pas étrangères. En effet, le B.F.T. a époustouflé le public en leur exposant les bas-fonds de la société biélorusse, que le régime de Loukachenko persécute sans merci.
D’autres spectacles venant d’Europe ont été très bien accueillis ici. C’est le cas du C’est du chinois (titre original), une production hongro-néerlandaise signée par la jeune Edit Kaldor. Joué en mandarin – sans sous-titrage – par des acteurs chinois, le spectacle présente une famille de gentils immigrés qui se proposent de nous apprendre leur langue par le biais d’une méthode d’immersion qu’ils viennent de mettre au point. L’enjeu est volontairement comique (on apprend d’abord à prononcer « cola », « karaté », « feng-shui », etc.) bien que l’histoire que raconte cette famille s’inspire plutôt du désarroi des migrants.
Et de Walden Pond à Tokyo
Moi-même, j’ai été très touchée par un spectacle qui n’a pas fait couler beaucoup d’encre lors du festival. Zero Cost House réunit les talents du Pig Iron Theater, un ensemble interdisciplinaire travaillant à Philadelphie, et de Toshiki Okada, auteur de pièces comme le triptyque Hot Peppers, Air Conditioner and The Farewell Speech (à l’U.T.R. en 2012), qui creuse la vie quotidienne la plus banale des jeunes Tokyoïtes en leur prêtant un vocabulaire physique désarticulé et un langage hyperargotique.
Dans Zero Cost House, pourtant, Okaka se livre à un exercice périlleux. Il raconte sa décision de quitter définitivement Tokyo avant que le nuage radioactif tant redouté à la suite de Fukushima n’y déverse sa pollution radioactive. Périlleuse, car il entreprend ce déménagement au grand dam de son agent et s’installe chez une espèce d’illuminé prêchant dans le désert le message d’une vaste campagne de désinformation gouvernementale. Il se trouve aussi que le jeune Okada a été marqué par le livre de Henry David Thoreau, Walden Pond, et sa recette pour vivre en symbiose avec l’environnement et en ménageant ses propres envies. Il réfléchit donc ici – avec un mélange d’ironie et de nostalgie – au sens que pourrait avoir la sagesse de Thoreau à l’âge nucléaire.
Okada a collaboré à la mise en scène en prêtant sa gestuelle assez particulière aux cinq acteurs de Pig Iron, qui, eux, semblent s’amuser pas mal à jouer un jeune Japonais paumé qui se croit l’incarnation du grand penseur de la solitude américaine du xixe siècle. Drôle, intelligent, avec les touches de fantaisie que Okada sait si bien manier (des déguisements Bugs Bunny à l’appui) et dans une mise en scène sobre et assez zen finalement (ou lent à l’excès, c’est selon), Zero Cost House m’a laissé un de mes plus beaux souvenirs du mois du théâtre expérimental à New York. ¶
De notre correspondante permanente aux États-Unis
Molly Grogan
http://www.undertheradarfestival.com/
http://www.publictheater.org/
http://www.ps122.org/coil-2013/