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Mais qu’allait faire Lagarce dans cette salle de théâtre ?
Par Laura Plas
Les Trois Coups.com
La compagnie The Brooklyn Rippers propose une variation sur des textes de Jean‑ Luc Lagarce. L’emploi judicieux de la vidéo et de la musique n’y compensent malheureusement pas un montage de texte maladroit, une interprétation inégale, ni surtout les défaillances du Théâtre Pixel.
« En attendant Lagarce » | © D.R.
On le sait, monter un texte de Jean‑Luc Lagarce est une affaire délicate. Comment faire entendre en effet cette langue pleine de méandres, de nuances et de pudeur ? À quelle distance doit-on se trouver pour interpréter ces personnages complexes, à la fois vrais et profondément théâtraux ? C’est une affaire d’oreille, presque musicale. Guillaume Antoniolli l’a compris. Dans En attendant Lagarce, il propose en effet comme des Variations Lagarce *, que ponctuent justement des notes de Bach.
Plus précisément, il pioche dans différentes œuvres du dramaturge pour élaborer la fable suivante : quatre comédiens qui ont joué ensemble, se sont jadis aimés puis déchirés, se retrouvent un jour dans une salle de théâtre. L’un sait qu’il va bientôt mourir. Tous attendent leur metteur en scène : Jean‑Luc Lagarce.
Le principe du montage ne manque pas en théorie de pertinence. De fait, Lagarce n’a lui-même cessé de retravailler ses textes pour les intégrer à de nouvelles œuvres. N’a-t-il pas été encore théoricien du théâtre ? N’a-t-il pas mis en scène la tragi-comédie des sentiments et des conventions sociales ?
Pourtant, le travail de tissage ne passe pas toujours la rampe. En effet, les noirs, de même que le ballet des entrées et sorties créent des ruptures dans la trame. On perd alors le fil. On ne comprend pas non plus le choix de certains passages comme celui sur le tabouret, ou la logorrhée du commercial… Et puis il est finalement si peu question de théâtre que l’on se demande pourquoi la réunion des personnages ne se fait pas dans une maison familiale. On aurait pourtant peut-être dans cet autre cadre moins l’impression que les textes sont « forcés ».
Le souvenir obsédant des œuvres de Lagarce
Nous admettons que la gêne ressentie vient peut-être de la difficulté à oublier les textes d’origine. On entend Louis, on entend la mère, Antoine, l’ami de longue date. On se souvient de Juste la fin du monde, du Pays lointain… Et sans doute, le travail de Guillaume Antoniolli s’entend-t‑il plutôt comme une introduction à Lagarce, mais il brise la logique interne aux œuvres, leur rythme. Il présente aussi de petits couacs. On se demande, par exemple, comment on peut attendre Lagarce et en avoir sur scène une incarnation en la personne de cet acteur qui vient annoncer sa mort, et à qui l’on reproche son détachement.
Il y a de jolies idées dans le travail de M. Antoniolli. Les ponctuations musicales sont judicieuses et délicates. La vidéo aussi convainc. Loin d’être illustrative, elle nimbe le spectacle de mélancolie. C’est déjà le film que l’on se passera après les funérailles : une trace fragile. Les photographies sont enterrées, l’homme disparaît au milieu des flots, Lagarce ne viendra plus. On retrouve cette idée dans le décor et plus particulièrement dans le voile tendu au milieu de la scène. En effet, ce dernier nous dissimule parfois les personnages. Bleuté comme une couverture des éditions des Solitaires intempestifs, il laisse encore apparaître une ombre : celle de Louis, celle de Lagarce ? Il y a donc de la pudeur dans certaines propositions de mise en scène, comme à l’ouverture du spectacle.
Ni la mort ni Lagarce ne peuvent se regarder en face ?
On regrette d’autant plus que la distribution ne soit pas à la hauteur. Il y a d’abord un problème de direction. On oscille entre un jeu surchargé de sentiments et la distance. Rares sont les interprètes qui nous offrent leur regard, leur visage. La plupart du temps, les quatre comédiens jouent entre eux, en vase clos. Par ailleurs, leur jeu est inégal : Hind Chbani ne trouve le ton juste qu’au milieu du spectacle, tout comme Séverine Wolff. Il faut dire à leur décharge que les plus beaux rôles ne sont pas, chez Lagarce, féminins, mais on attendait plus de nuances. Heureusement, Ronny Zuffrano tient son personnage de bout en bout avec une vraie présence et de la délicatesse.
Mais, surtout, la pièce est desservie par le lieu de sa représentation. L’isolation déplorable du théâtre nous permet à la billetterie d’entendre la mise en place sur le plateau (passe encore), puis au cours de la représentation les toux et les bavardages à l’accueil ! (et là, on se dit que cela manque singulièrement de sérieux). On plaint aussi les comédiens de devoir évoluer sur un plateau de 4,50 m d’ouverture sur 5,70 m de profondeur. Dans ce cadre digne des pires salles du Off à Avignon, comment proposer une scénographie véritable ? En attendant Lagarce devient alors les Chaises ou comment avec trois cubes lumineux, trois chaises et un tabouret faire vivre un espace ? Et, franchement, les Brooklyn Rippers font ce qu’ils peuvent et plutôt bien.
Ces variations Lagarce ressemblent en définitive à une étude. Le spectacle peut, selon nous, tenir ses promesses par un travail sur la direction d’acteur, l’écriture, et surtout trouver un lieu à sa mesure. ¶
Laura Plas
* Comme Bach propose les Variations Goldberg.
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En attendant Lagarce, d’après des textes de Jean-Luc Lagarce
The Brooklyn Rippers
Site : www.thebrooklynrippers.com
Courriel de la compagnie : contact@thebrooklynrippers.com
Montage de textes : Guillaume Antoniolli
Mise en scène : Esther Bastendorff
Avec : Guillaume Antoniolli, Hind Chbani, Ronny Zuffrano, Séverine Wolff
Vidéo : Marie-Aël Verrier
Décor : Pascal Décamps
Théâtre Pixel • 18, rue Championnet • 75018 Paris
Réservations : 01 42 54 00 92
Site du théâtre : www.theatrepixel.com
– Métro 4, arrêt Simplon ou métro 12, arrêt Jules-Joffrin
– Bus : bus lignes 56 (arrêt Albert-Khan), 60 (arrêt Mercadet-Poissonnier), 302 (arrêt Championnet)
Du 16 novembre 2013 au 13 janvier 2014, les jeudi et samedi à 19 h 30
Durée : 1 h 20
16 € | 12 € | 10 € | 8 €