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Par Les Trois Coups
L’auteur au-dessus de tout
Par Vincent Cambier
Les Trois Coups.com
Je suis en train de lire « Seul avec tous », de Laurent Terzieff (« Livre de poche », nº 32239), ce très grand monsieur du théâtre. Sa pensée est tellement juste, tellement belle, tellement revigorante que j’ai décidé de vous en faire profiter par épisodes via « les Trois Coups ». Ici, c’est la préface de Fabrice Luchini.
J’ai eu la chance d’être dirigé par Laurent Terzieff dans Molly de Brian Friel, de renconter sur mon chemin cet être rare. L’expression qui symbolise le mieux pour moi tout ce que nous avons partagé pendant cette année de travail ensemble, c’est « un compagnonnage lumineux ».
Ma sensation est que Terzieff ne se résume pas.
Il ne se confond pas avec ce mythe que la sociéré a décidé d’investir pour des raisons compliquées : l’homme qui refuse de faire une carrière de star et qui devient cet artisan dévoué du théâtre, jusqu’à l’obsession.
Il se jouait quelque chose de mystérieux dans son acharnement au travail, dans le fait d’être alors infatigable. La vie lui était insupportable sans l’art. Il me faisait penser à cette phrase de Flaubert : « La vie n’est possible que quand on l’escamote. ». Chez lui cohabitaient Freud et le Christ, c’est ainsi que je le vois.
Il voulait faire de la vie insupportable une œuvre d’amour.
Laurent n’était pas d’ici, et pourtant il voulait y être. Ce mystique se réclamait de l’existentialisme et martelait cette phrase étonnante : « L’homme n’est que ce qu’il fait. ».
Dans l’histoire du théâtre, il se situe dans la filiation du Cartel de Jouvet, Dullin, Baty et Pitoëff, avec en plus l’inspiration de Roger Blin : on place l’auteur au-dessus de tout, le metteur en scène est au service du texte. Il avait un point commun avec Jouvet : son hallucinante recherche intellectuelle. Cette intellectualité pouvait presque être un drame, pour l’un comme pour l’autre. Ils se méfiaient de leur puissance de réflexion parce qu’ils savaient que pour être acteur, il faut garder l’instinct, privilégier l’intuition. Comme dit Louis Jouvet, « pour être un peu [intelligent], au théâtre, il faut abdiquer l’intelligence ». Ici, elle est superflue.
Mais quand j’étais avec Laurent, toutes ces considérations s’évanouissaient devant son charme. On ne peut pas imaginer à quel point ce charme agissait. Personne ne pouvait résister à cette présence poétique qui, par son intelligence, par sa voix, par ses yeux, t’entraînait au compagnonnage.
Il entrait dans ce compagnonnage de la courtoisie, de l’amour, de l’exigence. Une exigence parfois délirante ! J’ai le souvenir d’une colère homérique un soir que l’éclairagiste a raté un effet de lumière à deux ou trois secondes près. À la fin de la représentation, Laurent s’est mis à hurler, à casser les pots de fleurs dans les loges : « Si tu pilotais un Boeing 747, cette erreur aurait coûté la vie à cinq cents personnes ! Tu dois arriver dans le même état d’esprit que si tu étais responsable de ces vies ! ».
Je le revois rire, aussi, et m’interroger sur les Femmes savantes. Lui qui disait ne pas s’intéresser aux classiques envisageait même un spectacle sur des textes de Molière.
J’en reviendrai toujours à la richesse et à la complexité : vraiment, Laurent est impossible à résumer.
L’avoir eu dans sa vie, c’est un remuement fondamental.
Fabrice Luchini
Les Trois Coups
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