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Par Les Trois Coups
Keene électrise à l’Institut culturel hongrois
Ce n’est pas tout à fait un hasard si Daniel Keene était à l’honneur durant tout le week-end du 6e Salon du théâtre et de l’édition théâtrale. Entre lectures et débats, les regards de nombreux metteurs en scène se croisent sur une œuvre protéiforme qui interroge. Connu et traduit en France depuis une quinzaine d’années, grâce au travail remarquable de Séverine Magois, les textes de Daniel Keene attirent de nombreux metteurs en scène. Zoom sur une lecture, « le Veilleur de nuit », dirigée par Laurent Gutmann, un bel aperçu de la richesse et de la profondeur de cet auteur.
« Rendez étrange ce qui est banal ». Brecht.
Gilles, 65 ans, aveugle. Hélène, 37 ans, sa fille. Michel, 35 ans, son fils. Le père, veuf, vit seul dans sa maison de famille. Il y est né comme il y a vu naître ses enfants. Aujourd’hui, il doit la vendre et partir dans une maison de retraite. Comme souvent chez Keene, le sujet est des plus quotidiens et ne semble pas, a priori, soulever de grand intérêt. Laurent Gutmann, qui a dirigé cette lecture du Veilleur de nuit, rappelle que « les personnages qu’il met en scène sont des êtres de peu ». Mais il ajoute que « Keene est capable de leur donner, avec des mots du quotidien, une complexité et une épaisseur peu banale ». Ainsi, dans cette pièce, s’il s’agit simplement d’un père et de ses deux enfants, réunis pour la vente de la maison, les mots disent plus : cette famille, au bord de l’éclatement, perd ses racines, et c’est là toute la question de la transmission et de l’identité qui est en jeu. Mais cette situation n’est ni exposée ni tout à fait nommée. La force de l’écriture de Daniel Keene, aux contours pourtant tellement banals, est de nous y faire entrer, par touches successives et d’accéder à son intériorité.
Une écriture de l’essentiel
Comment Daniel Keene s’empare-t-il de la complexité de chacun des personnages ? Si leur présence est motivée par le déménagement imminent du père, on entre peu à peu dans leur univers. Cet auteur, a l’art du fragment, sait nous montrer des bouts de vie, dans des séquences qui isolent et mettent en valeur chacun de ses personnages. Hélène, par exemple, semble heureuse. Elle est mariée, a des enfants. Mais dans cette écriture de l’implicite, on devine le renoncement de cette femme à elle-même. Est-elle vraiment heureuse, Hélène ? Elle le répète souvent, mais ses silences révèlent des failles. Chaque mot, mais aussi chaque pause, nous renseignent un peu plus. Ils nous laissent entendre ce qui n’est pas dit, à condition de se livrer à une écoute active. Si l’on croise, dans notre quotidien, tous ces personnages, Keene nous montre qu’on ne les a pas suffisamment regardés. Son écriture sensible traduit, avec beaucoup d’intelligence, cette vision du banal. Il donne une dimension essentielle au mineur, de la grandeur aux figures.
L’écriture de Daniel Keene : un jeu exigeant pour le comédien
La lecture d’une pièce n’est jamais simple parce que, précisément, il n’y a ni décor ni costume, et sa mise en scène est donc quasi inexistante. Toutefois, la force d’un texte se mesure aussi à cette capacité à rendre vivant ce qu’on ne voit pas. Et c’est aussi à la voix seule de l’acteur que l’on peut évaluer la justesse de son travail. Dans cette lecture du Veilleur de nuit, dirigée par Laurent Gutmann, nous devons rendre hommage aux trois comédiens. Ils ont su, avec beaucoup de rigueur, jouer avec l’écriture exigeante de Daniel Keene. Le plus souvent assis à une table, le texte à la main, ces acteurs ont réussi à nous faire entendre toute la densité et la profondeur de leur personnage.
Alain Libolt, dans le rôle du père, était émouvant. Les mains tremblantes et malhabiles d’un vieil homme aveugle, l’esquisse d’une émotion à la commissure des lèvres, le timbre d’une voix rauque et par moments mal assurée, les silences pesants d’un homme qui se réfugie dans la mémoire de son passé… autant d’éléments qui en révèlent l’épaisseur.
De même, Océane Mozas et Thomas Condemine, dans les rôles respectifs d’Hélène et de Michel, ont su vivre une situation qu’on pourrait pourtant, chez Keene, facilement brutaliser. Si les mots restent parfois coincés dans la gorge des protagonistes, au comédien d’en jouer la pause et au spectateur d’en respirer sa profondeur… Pourtant à l’abri de la chaleur d’un week-end très ensoleillé, la jolie salle de l’Institut culturel hongrois n’en a pas moins été électrisée. ¶
Sheila Louinet
Les Trois Coups
Voir chronique nº 3 de Sheila Louinet pour les Trois Coups
Voir chronique nº 1 de Sheila Louinet pour les Trois Coups
Le Veilleur de nuit, de Daniel Keene et traduit par Séverine Magois
Lecture dirigée par : Laurent Gutmann
Avec : Alain Libolt, Océane Mozas et Thomas Condemine
Salon du théâtre et de l’édition théâtrale • place Saint-Sulpice • 75006 Paris
http://www.foiresaintgermain.org/
Institut culturel hongrois, samedi 22 mai 2010
Gratuit
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