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Idée, idéal, idéologie, dérives ?
Par Jean-François Picaut
Les Trois Coups.com
Judith Depaule est une spécialiste du théâtre politique. La création qu’elle effectue dans le cadre de Mettre en scène se situe, comme une grande partie de son travail, à l’intersection du documentaire et du spectacle multimédia. Un alliage particulièrement réussi dans son dernier ouvrage.
« les Enfants de la terreur » | © Camille Richard
Théâtre et politique, voilà une question bien connue de Judith Depaule, elle qui a soutenu une thèse sur le théâtre dans les camps staliniens. Son nouvel opus, les Enfants de la terreur, se situe au cœur brûlant de cette problématique.
Le centre névralgique de l’histoire, c’est l’année 1972 qui vit les Japonais du Nihon Sekigun (l’armée Rouge japonaise) signer un attentat sur l’aéroport de Tel-Aviv, la prise d’otages aux J.O. de Munich réalisée par Septembre noir, tandis que la Fraction armée rouge (Rote Armee Fraktion) commettait cinq attentats meurtriers et que les Brigades rouges italiennes commençaient leurs actions violentes.
Le récit proprement dit débute avec la prise d’otages de Munich. Des comédiens la rejouent sur scène : les Palestiniens du commando sont interprétés par des femmes. Des projections vidéo donnent à voir quelques extraits d’actualité, un journal télévisé fictif, des opérations reconstituées en vidéo, tandis que trois musiciens placés côté cour interprètent en direct une musique rock. Nous avons là, sur un plateau complètement ouvert et nu, tout le dispositif scénique utilisé pendant la répétition. Il suffit d’y ajouter, côté jardin, de grands caissons mobiles en bois, et qui figureront divers éléments du décor. Ils permettront aussi les changements de costumes à vue.
La belle trouvaille de Judith Depaule, c’est d’avoir resserré le débat autour des évènements de 1972 et de l’avoir incarné dans trois couples dont chacun est emblématique d’une des trois principales organisations qu’il a choisi de suivre. Ulrike Meinhof et Andreas Baader représentent la R.A.F., Fusako Shigenobu, la « Reine rouge » ou la « Veuve noire », et Kozo Okamoto, l’armée Rouge japonaise. Enfin, les Brigades rouges italiennes s’expriment par la bouche de Margherita Cagol, dite Mara, et de son mari, Renato Curcio. Tous les trois sont des dirigeants et/ou des fondateurs de leur mouvement. Il faut y ajouter le personnage épisodique de Mei Shigenobu, la fille que Fusako Shigenobu a eue d’un responsable palestinien du Front populaire de libération de la Palestine, l’organisation de Georges Habache et Ahmed Jibril.
Le récit que chacun fait du parcours qui l’a conduit à son engagement, en ancrant les personnages dans l’humanité, joue un peu le rôle de la captatio benevolentiae dans la rhétorique antique. Il suscite sinon la sympathie, du moins l’empathie à leur égard. Chacun peut se reconnaître dans ces jeunes gens qui deviendront des terroristes. Ce sont tous des intellectuels à l’exception de Baader et Kozo Okamoto. Ulrike Meinhof est même une journaliste reconnue avant sa radicalisation. À cet égard, le couple italien est le plus représentatif. Ils se marient à l’église et plus tard, quand ils sont déjà passés à l’action violente, rêvent d’avoir un enfant. Mara nous fait alors part de leur réflexion sur ce que peuvent être les devoirs de parents révolutionnaires.
Un « agréable déplaisir »
Une fois cette humanisation accomplie et les préjugés défavorables des spectateurs assoupis ou anesthésiés, Judith Depaule peut les inviter à suivre le chemin parcouru par ces hommes et ces femmes de l’idée à l’idéal puis à l’idéologie, jusqu’à la radicalisation finale. Et c’est là qu’apparaît toute la pertinence du choix effectué en faveur du multimédia. La présence constante en scène et parfois en plein cœur du plateau d’une musique dont l’univers de référence est le rock alternatif, la projection d’images d’actualité ou leur reconstitution vidéo, la retransmission vidéo sur écran de certains attentats réalisés, sous nos yeux, sur des maquettes, tout cet ensemble contribue à créer chez lui cet état « d’agréable déplaisir » dont parle l’auteur.
Tout au long de la pièce, le spectateur est interpellé, convié non seulement à comprendre, ce qui est essentiel, mais à prendre position. Le jeu des acteurs y est pour beaucoup, et il n’y a pas de maillon faible dans la troupe. Qu’il me soit cependant permis de louer plus spécifiquement les interprètes de Meinhof et Cagol. Elles savent rendre toute l’humanité de leur personnage sans occulter leur dérive idéologique qui n’en paraît que plus implacable.
Qu’on ne s’imagine pas qu’il ne s’agit là que de théâtre historique. À chaque pas, Judith Depaule, sans le dire ouvertement ni le sous-entendre plus ou moins élégamment, nous conduit à nous interroger sur notre temps. L’attentat dont est victime Rudi Dutschke, le 11 avril 1968, véritable catalyseur pour la jeunesse contestataire allemande, n’est pas sans rappeler une mort récente. Ces militants, que nous jugeons perdus et qui acceptent de perdre leur vie pour faire avancer une cause qu’ils estiment juste, n’appartiennent qu’au passé ? La société bloquée des années soixante où les jeunes ont l’impression d’étouffer, la surdité des autorités et leur faillite morale, etc., tout cela ne vous évoque rien ?
Je vois dans les Enfants de la terreur de Judith Depaule une œuvre pleinement théâtrale et politique. J’exprimerai un regret cependant : que l’auteur ait exclu la France de son propos. Les discussions au sein de la Gauche prolétarienne, qui aboutissent à d’autres choix, auraient enrichi le point de vue. Action directe, bien que sa création soit plus tardive, aurait fourni un pendant français aux groupes retenus. Toutefois, si, dans tous les domaines de la culture, tous les artistes empoignaient notre époque avec autant d’acuité et de pertinence, nous aurions accompli un grand pas. ¶
Jean-François Picaut
Festival Mettre en scène, 18e édition
Du 4 au 22 novembre 2014 à Quimper, Lannion, Vannes, Brest, Lorient, Saint‑Brieuc et Rennes Métropole
Les Enfants de la terreur, de Judith Depaule
Conception, mise en scène : Judith Depaule
Avec : Baptiste Amann, David Botbol, Marie Félix, Jonathan Heckel, Judith Morisseau, Anne‑Sophie Sterck, Cécile Fradet, Éryck Abécassis et Mélanie Frisoli
Avec la participation de : Tanguy Nédélec, Paul Grivas et Hussein el‑Azab
Assistante à la mise en scène : Aude Schmitter
Lumières : Bruno Pocheron
Musique : Éryck Abécassis et Mélanie Frisoli
Son : Julien Fezans
Production : Virginie Hamel et la Cie Mabel Octobre
Théâtre national de Bretagne • salle Gabily • 1, rue Saint-Hélier • 35000 Rennes
Réservations : 02 99 31 12 31
Du 4 au 8 novembre 2014
Durée : 2 heures
20 € | 12 € | 9,50 € et abonnements
Tournée :
– Festival théâtral du Val-d’Oise
Théâtre de Goussainville - espace Sarah-Bernhardt
Réservations au 01 39 88 96 60
Vendredi 14 novembre 2014 à 20 h 30
– Théâtre d’Argenteuil - centre culturel Le Figuier blanc
Réservations au 01 34 23 58 00
Vendredi 21 novembre 2014 à 20 h 30
– L’Apostrophe - scène nationale Cergy-Pontoise et du Val-d’Oise
Réservations au 01 34 20 14 14
Jeudi 27 novembre 2014 à 19 h 30 au Théâtre des Louvrais
– Festival Musique action
centre culturel André-Malraux - scène nationale de Vandœuvre-lès-Nancy
Réservations au 03 83 56 15 00
Mardi 12 et mercredi 13 mai 2015 à 20 h 30
– Théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines
Réservations au 01 30 96 99 00
Mercredi 21 mai 2015 à 20 h 30, jeudi 22 mai à 19 h 30