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Le journal quotidien du spectacle vivant en France. Critiques, annonces, portraits, entretiens, Off et Festival d’Avignon depuis 1991 ! Siège à Avignon, Vaucluse, P.A.C.A.

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« Levée des conflits », de Boris Charmatz (critique), Théâtre de la Ville à Paris

L’absence (rêvée) de conflits entre les corps


Par Lorène de Bonnay

Les Trois Coups.com


Après avoir fait danser Jeanne Balibar cet été à Avignon dans « la Danseuse malade », le chorégraphe, meneur de troupe, danseur, penseur et pédagogue Boris Charmatz présente sa dernière création au Théâtre de la Ville. « Levée des conflits » est une pièce conceptuelle qui flirte avec la performance et les arts plastiques et s’inspire librement de la définition du « neutre » de Roland Barthes. Une expérimentation juste « intéressante » (adjectif lui-même d’une grande neutralité)…

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« Levée des conflits » | © Nicolas Couturier

À l’origine de ce projet, Boris Charmatz songe à créer une exposition chorégraphique à mi-chemin de l’installation et du plateau. À inventer une chorégraphie immobile, sans début ni fin, tournant en boucle et formant une sculpture vivante qui suggère l’apaisement. Mais au fil des répétitions avec des amateurs, stagiaires et amis, Boris Charmatz prend conscience que les mouvements inventés sont plus denses, plus difficiles et virtuoses que prévus, que le projet s’allonge et qu’une certaine dramaturgie s’élabore : Levée des conflits sera donc une chorégraphie représentée dans un théâtre.

Sur scène, 24 danseurs interprètent chacun le même solo composé de 25 mouvements, mais de façon décalée. Ainsi, la première danseuse pénètre-t-elle sur le plateau et entame son solo. Une fois le premier mouvement achevé (et répété de nombreuses fois), le deuxième commence. C’est alors qu’une autre danseuse entre sur scène et débute son solo. Et ainsi de suite. Cette idée de danser en canon un même mouvement, puis un même ensemble de mouvements, produit plusieurs effets. L’œil du spectateur repère notamment la structure au sein d’un chaos de corps. Il est également tenté de suivre un interprète plusieurs minutes pour maintenir un semblant d’ordre et comprendre ce qui sous-tend ce concept. Son regard remarque alors que chaque mouvement du danseur entraîne le suivant et que c’est l’idée de passage, de devenir, qui intéresse le chorégraphe.

Par exemple, le premier mouvement consiste à frotter le sol sur lequel se reflète l’image du danseur (tel Narcisse cherchant à éclaircir son reflet, à avoir une image nette de lui-même). Ce frottement frénétique aboutit naturellement au deuxième mouvement : la tête du danseur se trouve collée au sol, comme immergée dans sa propre image, en quête d’une identité impossible. En analysant ainsi les liens entre chaque mouvement, on peut presque reconstituer un semblant de drame : le drame de l’individu avec son image, avec les objets, avec le corps de l’autre, avec l’espace, avec le temps. En outre, le fait qu’il y ait un mouvement de plus que le nombre de danseurs (comme dans le jeu des chaises musicales) produit un trou dans la chorégraphie, un vide qui assure une perpétuelle dynamique de groupe, un élan qui suggère l’énergie vitale des corps.

Le désir d’apaisement face aux luttes de notre temps

En fait, Levée des conflits repose sur un paradoxe très signifiant. Le spectacle met en scène des corps qui dansent tous un solo impersonnel (n’appartenant à personne ou appartenant à tout le monde) et qui pourtant sont réunis dans le même espace-temps. Les danseurs sont donc à la fois seuls et ensemble. Tous soumis aux changements d’éclairages et de fonds sonores (silencieux ou saturés) qui composent le monde. Tous piégés dans le même décor de métal gris neutre. La dramaturgie souligne même qu’ils suivent tous la même « direction » : les danseurs occupent d’abord tout le plateau, puis ils se resserrent vers le centre, comme mus par une force d’attraction invisible, tournant dans le même sens, comme dans le cercle infernal de Dante ; puis ils occupent le côté cour, se resserrent à nouveau, avant d’occuper tout l’espace scénique. Il arrive ainsi que les corps se touchent, se rejoignent, s’enchevêtrent. Que les mouvements deviennent plus ou moins rapides et amples, s’échangent, se propagent. En somme, les corps interagissent mais sans tension.

Derrière l’aspect formaliste de la pièce se cache donc un message politique : Boris Charmatz veut montrer que les êtres, les corps, peuvent vivre ensemble, interagir, mais sans s’opposer, sans s’affronter. Ce « désir du neutre » s’inspire du concept très ouvert de Barthes. Dans Roland Barthes par Roland Barthes, ce dernier définit en effet le « neutre » comme « le contraire d’une antinomie », le désir de lever les conflits entre la « doxa » et les « utopies personnelles ». Le neutre peut prendre la forme d’une écriture blanche, innocente, impersonnelle (débarrassée de l’élégance, de l’ornementation, de la forme, presque du style). Il peut aussi désigner une éthique : « la vacance de la personne, le refus de toute contenance, le principe de délicatesse, la jouissance, tout ce qui déjoue la parade, la maîtrise ». Charmatz s’inspire sans doute aussi des réflexions de Blanchot dans le chapitre intitulé « Approche d’une parole neutre » dans le Livre à venir. Le critique explique que l’écrivain est celui qui devient non pas un autre, mais personne : un lieu vide qui parle, une parole silencieuse qui est la même pour tous. D’après lui, le créateur tâche de donner forme à cette parole neutre dans son œuvre, il tente d’élever une « statue » comme une « puissance silencieuse ».

On comprend que ces idées passionnantes aient nourri Boris Charmatz et abouti à son spectacle, qui parle de danse, de corps et de la société. On est également sensible à l’excellence et à l’engagement des danseurs performeurs. Mais on déplore que l’analyse précède l’émotion. Que le plaisir du spectateur ne soit qu’intellectuel. Car, une fois le concept compris, le plaisir disparaît et se métamorphose en souffrance, en ennui, en tension. Un ressenti non seulement « antineutre » mais négatif… 

Lorène de Bonnay


Levée des conflits, de Boris Charmatz

Musée de la danse-C.C.N. de Rennes et de Bretagne • 38, rue Saint-Melaine • 35108 Rennes cedex 3

+33 (0)2 99 63 88 22 | télécopie +33 (0)2 99 63 72 92

www.museedeladanse.org

Conception et chorégraphie : Boris Charmatz

Assisté de : Anne-Marie Lescop

Avec : Or Avishay, Eleanor Bauer, Nuno Bizarro, Mathieu Burner, Magali Caillet-Gajan, Sonia Darbois, Olga Dukhovnaya, Olivia Grandville, Gaspard Guilbert, Taoufiq Izeddiou, Lénio Kaklea, Jurij Konjar, Élise Ladoué, Catherine Legrand, Maud Le Pladec, Naiara Mendioroz, Thierry Micouin, Andreas Albert Müller, Mani A. Mungai, Élise Olhandéguy, Félix Ott, Annabelle Pulcini, Fabrice Ramalingom, Nabil Yahia-Aïssa

Création lumière : Yves Godin

Son : Olivier Renouf

Théâtre de la Ville • place du Chatelet • 75004 Paris

www.theatredelaville-paris.com

Réservations : 01 42 74 22 77

Les 26 et 27 novembre 2010 à 20 h 30, dimanche 28 à 17 heures

Durée : 1 h 50

24 € | 18 € | 13 €

Tournée 2011 :

– en mai au Teatro Matria Matos de Lisbonne et au Kunstenfestivaldearts de Bruxelles (dates à confirmer)

– le 11 juin 2011 au Chassé Theater, Breda, Pays-Bas

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