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Par LES TROIS COUPS
Le manège (dés)enchanté
Premier week-end In extremis au Théâtre Garonne à Toulouse. Objectif annoncé : sortir du cadre d’une programmation rigoureusement planifiée à l’avance, et ouvrir un champ à la spontanéité. Est-il possible, en l’espace de trois jours, de faire voler en éclat les codes et les conventions du théâtre ?
Dans Manège, d’Alain Béhar, les artistes proposent un espace interactif, une réflexion sur le rôle du théâtre. Ainsi, le spectateur, à qui l’on présente tour à tour un pompon à attraper, un micro pour s’exprimer ou un ticket de la Française des jeux à gratter, est mis face à sa passivité, conscient du malaise que provoque le choix entre l’acceptation ou le refus du jeu et du « je ». La pièce bouscule le spectateur, qui sous peine de trouver le temps long, a tout intérêt à se poser quelques questions : que fais-je ici ? qu’est-ce que j’attends ? Questions qui aboutissent toutes à la même interrogation : à quoi sert le théâtre aujourd’hui ? Entre catharsis, divertissement ou distanciation brechtienne, il semble bien que ce soit cette dernière position que choisit Alain Béhar : Manège fait appel à notre intellect et à notre esprit critique, plutôt qu’à nos sentiments et à notre confort.
Tout, dans Manège, texte, mise en scène, jeu des comédiens, tend à frustrer le spectateur habitué à un théâtre plus traditionnel. S’il n’accomplit pas un minimum d’efforts pour se sortir de sa passivité, il risque fort de passer à côté de l’essentiel : Manège est un rouleau compresseur de la société moderne. Alain Béhar possède un grand talent de démolisseur du langage théâtral, et donc des différents champs de langage qui le nourrissent : philosophique, psychanalytique, médiatique, politique, bourgeois, marketing, culinaire, etc. Comme le dit un des acteurs : « Tout devient slogan », tout devient cliché, ressassement impersonnel, qui mine l’efficacité de la parole, en dresse un constat d’échec. On cite Adorno, comme on cite des chiffres et des statistiques pour tenter de se rassurer, de rationaliser une parole qui s’échappe, prend le pouvoir. On cite des termes de psychanalyse, avilis par une vulgarisation médiatique qui tend à la simplification : on parle d’« œdipe », c’est la « merde comportementale ». On détourne le discours politique pour dénoncer les injonctions de la société moderne, où « sourire est […] le premier devoir du citoyen ».
La mise en scène épouse le mouvement du texte et submerge le spectateur sous le foisonnement du son et de l’image. « Ça va commencer ! » annoncent les acteurs, un bonne demi-heure après le début de la représentation. C’est un clin d’oeil au public qui attend toujours, quand il va au théâtre, qu’il se passe quelque chose, qu’une action détermine un drame où les personnages prendraient leur place. Rien de tout cela dans Manège : un magma de paroles et de gestes occupe le temps et l’espace, qui s’accomplissent dans la circularité d’un éternel retour au même, où les différents éléments ont tous la même valeur et s’annulent réciproquement. Tout le contraire donc du drame classique, où la progression linéaire de la narration dans le temps correspond à la conception occidentale de l’Histoire, basée sur les idées d’évolution, de progrès, où les évènements, par lien de cause à conséquence, semblent prouver l’impact et l’efficacité de l’action de l’homme.
On peut saluer la maîtrise des acteurs de ce mouvement perpétuel, qui se réalise dans une parfaite cohésion de groupe : courses, altercations, rencontres manifestent une circulation permanente d’énergie dans une microsociété atomisée. Un dispositif vidéo capte tour à tour chacun des acteurs, leur donnant une densité, une présence plus intime au milieu de l’agitation des relations interhumaines. La forme s’attache à explorer les continents qui relient le corps et l’esprit, cherche un langage qui consisterait à « prononcer des gestes », et emprunte à la danse contemporaine.
La démarche de remise en cause des conventions théâtrales menée par Alain Béhar n’est pas totalement neuve, ni unique en son genre. Valère Novarina, par exemple, propose un travail assez similaire. Cependant, n’y a-t-il pas un risque que la forme se fige à son tour et devienne une nouvelle convention ? Que fait le public de cette liberté qui lui est offerte ? Un peu timide, il semble bien qu’il soit décidé à la bouder. Que se passerait-il si un spectateur décidait d’attraper le pompon, de prendre le micro qui lui est offert ? Qu’aurait-il à dire ? Le petit train de Manège tourne en rond, captive et donne le vertige. Sa forme interroge des langages, des formes de communication, qui déterminent des relations, des conflits, des solitudes, des incompréhensions. Elle incite donc peut-être, au-delà du brouhaha des malentendus, à la rencontre et à l’acceptation de l’Autre, dans sa différence. Et si le théâtre était aussi le lieu possible de cette rencontre ? ¶
Diane Launay
Les Trois Coups
Manège, texte et mise en scène d’Alain Béhar
Cie Quasi
Avec : Renaud Bertin, Valentine Carette, Dolores Davias, Françoise Féraud, Éric Houzelot, Virginie Lacroix, Gilles Masson, Julien Mouroux, Nathalie Nambot
Régies : Gilbert Guillaumond
Musique : Benoist Bouvot
23 et 24 novembre 2007, dans le cadre des week-ends In extremis au Théâtre Garonne
Prochain week-end In extremis, du 17 au 20 janvier 2008, autour de Martin Crimp
Théâtre Garonne • 1, avenue du Château-d’Eau • 31300 Toulouse
05 62 48 54 77
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