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Par Les Trois Coups
Gardienne d’immeuble, toute une histoire…
La comédie jubilatoire d’Éric Westphal, « Armistice au pont de Grenelle » est ici revisitée par la jeunesse d’un joli duo d’actrices, où les commères et vieilles rombières laissent place à des gardiennes sensibles.
Avez-vous remarqué que le mot « concierge » a aujourd’hui une connotation péjorative et a disparu de notre vocabulaire au profit de l’appellation « gardienne » ? Éric Westphal, dans une comédie en un acte écrite en 1972, Armistice au pont de Grenelle, nous en donne la raison : le mot « concierge » provient du latin servus, c’est-à-dire « esclave », tandis que le terme « gardienne » vient de l’allemand warten et signifie : « veiller, défendre, protéger »… Une mission noble et une femme libre ! Et si, chère gardienne, on vous cherche quand vous vous absentez de votre loge ? « Eh bien, on me cherche. — C’est commode. — C’est comme ça. »
Car c’est l’histoire de deux gardiennes que nous conte avec brio Éric Westphal. Chacune représente la corporation de son arrondissement : Mélanie habite dans le XVe, qui était encore récemment un quartier modeste de travailleurs, et Lydia loge dans le quartier plus huppé du XVIe. Deux camps ennemis. Elles doivent faire fi de leurs préjugés respectifs pour défendre leurs intérêts communs, en se retrouvant en territoire neutre : la frontière limitrophe des deux arrondissements qu’est le pont de Grenelle. Et, quand deux femmes se retrouvent, c’est bien connu, ce sont des pipelettes ! La discussion s’égare : on cause inflation, homme, Kama-sutra…
« Armistice au pont de Grenelle »
On pourrait s’attendre, comme c’est le cas au début de la pièce, à ce que Mélanie s’exprime dans un langage familier et Lydia en langage soutenu. Mais le jeu d’écriture est plus subtil : par exemple, le français châtié de Lydia peut s’effondrer, et la langue de Mélanie retrouver sa clarté. Le dramaturge réussit également à insérer en fondu enchaîné des alexandrins : on passe de « c’te question » à « Quoi, on peut sur un homme avoir tant d’ascendant / Sans étouffer en lui les plus doux sentiments ? ». Le spectateur glisse ainsi d’un sketch de commères à un tableau des Femmes savantes.
La richesse de l’écriture et des thèmes abordés donne une certaine latitude d’interprétation. Ainsi, lorsque la pièce a été créée en 1976, au café-théâtre Le Fanal, la conversation des deux commères symbolisait « la connerie » humaine, selon les mots du metteur en scène Jean-Paul Cisifé, fléau qui nous guette tous et qu’il s’agissait de dénoncer. La doxa contre le logos. Autre génération, autre sensibilité, autre choix d’interprétation : montée par le jeune metteur en scène David Gayrin, la pièce est aujourd’hui revisitée à travers un regard très tendre, qui perçoit ces gardiennes comme des « victimes » – vision ô combien propre à notre époque. Les deux gardiennes apparaissent d’autant plus comme des personnes « attachantes et humaines ».
Les deux actrices débordent d’enthousiasme et d’énergie. Émeline Orhan interprète une Mélanie bougonne qui veut en démordre, et Cécile Lamy joue une Lydia aux airs à la fois pincés et généreux évoquant irrésistiblement Valérie Lemercier dans les Visiteurs. Le rire est provoqué aussi par des trouvailles musicales et chorégraphiques : quand les deux femmes se jaugent et s’approchent lentement l’une de l’autre, sur la musique d’Il était une fois dans l’Ouest d’Ennio Morricone, ou quand, lors de sa séance de « déconcentration » (gymnastique zen), Lydia pratique une danse endiablée préconisée par « la concierge à Carla Bruni ».
Bref, des débuts fort sympathiques pour cette toute jeune compagnie « Sur un nuage », née l’an dernier de rencontres au cours Simon. Les initiales, Sun, forment le soleil, et c’est l’avenir qu’on leur souhaite. ¶
Françoise Siri
Les Trois Coups
Armistice au pont de Grenelle, d’Éric Westphal
Compagnie Sur un nuage • Maison des associations du XIe arrondissement • boîte nº 21 • 8, rue du Général-Renault • 75011 Paris
06 61 96 94 01
Mise en scène : David Gayrin
Avec : Cécile Lamy et Émeline Orhan
Décors : Catherine Parmantier
Illustration : Rémi Cierco
Au passage vers les étoiles • 17, cité Joly • 75011 Paris
Réservations : 01 43 38 83 45
Du 16 janvier au 7 février 2009, les vendredi et samedi à 19 heures
Durée : 1 h 15
Éric Westphal, Armistice au pont de Grenelle, texte intégral et note du metteur en scène, in l’Avant-scène nº 727, avril 1983.
Éric Westphal, Armistice au pont de Grenelle, Bactéries blues, Raison d’amour, éditions de la Librairie théâtrale, 1990.
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