« Familles, je vous hais ! »
Par Vincent Cambier
Les Trois Coups.com
Du 17 au 28 mai 2006 au Théâtre de la Criée à Marseille, Renaud-Marie Leblanc met en scène « Bobby Fischer vit à Pasadena », suite logique de son travail sur Lars Norén avec « Froid », créé à Avignon (1). Une tragédie « lynchienne » qui me laisse terrifié et qui est – pourquoi mégoter mon enthousiasme ? – un des plus beaux travaux que j’aie vus depuis longtemps.
André Gide (et son célèbre « Familles, je vous hais ! ») se serait sans doute délecté de cette pièce de l’auteur suédois Lars Norén. Le père (Carl), la mère (Gunnel), la fille aînée (Ellen) et le fils cadet (Tomas) – déjà adultes – rentrent d’une soirée au théâtre. Visiblement, la pièce n’était pas d’une jovialité irrésistible. Mais cette sortie était l’occasion « rêvée » de réunir toute la famille (bourgeoise), souvent dispersée. L’aînée, notamment, mène sa vie ailleurs, en toute indépendance. Le fils, après de nombreuses éclipses voyageuses y compris en hôpital psychiatrique, habite actuellement chez ses parents. La mère, reine des abeilles, ancienne comédienne, a « sacrifié » sa carrière pour élever ses deux enfants. Le père, chef d’entreprise, est toujours très occupé, toujours trop occupé… Tout ceci laisse présager un règlement de comptes familial dans les grandes largeurs. Et les couteaux sont sacrément affûtés, particulièrement du côté d’Ellen qui est au bord de l’explosion…
Bobby Fischer vit à Pasadena peut nous paraître réaliste. Le décor de maison bourgeoise et tous ses accessoires nous y invitent, sournoisement. Mais ce serait une erreur fondamentale que de le croire. Car si Lorén s’attache méticuleusement à chaque détail, c’est pour mieux déraper vers le fantastique, au-delà du simple réel, pour mieux révéler la part d’ombre des vies et des êtres, pour mieux apercevoir le noyé derrière le nageur.
Renaud-Marie Leblanc fait partie des metteurs en scène qui ont compris l’essence du théâtre : le choix judicieux des auteurs, le regard intelligent sur le texte et la direction d’acteurs au cordeau.
Francine Bergé compose admirablement Gunnel. Dès la première seconde, de la racine des cheveux jusqu’au bout des pieds, elle est d’une justesse qui me laisse pantois. D’une générosité inouïe, elle a la suprême élégance de ne pas éclabousser ses partenaires de son talent. Monstresse de scène et monstresse humaine anéantie par son rôle, Francine Bergé, c’est l’incarnation de la grande classe.
Roxane Borgna (Ellen), magnifique jeune femme au cœur et à l’esprit couturés de cicatrices intérieures, rongée par l’acide de la culpabilité, est l’élément perturbateur de la pièce. Elle représente avec panache Lars Norén, qui veut donner un coup de pied rageur dans la fourmilière des apparences. Thierry Bosc, lui, est le solide interprète d’un Carl opaque, à l’autorité méthodiquement grignotée par celle de sa femme, réfugié par lâcheté dans un travail absorbant. Humain, trop humain, finalement attachant. Julien Silvéréano, enfin, à l’intuition sûre, incarne un Tomas schizophrène loin de toute caricature, qui s’épuise à provoquer pour être aimé. ¶
Vincent Cambier
Bobby Fischer vit à Pasadena, de Lars Norén
Traduction : Amélie Berg
Texte chez l’Arche éditeur
Cie Didascalies and Co • 25, rue Barthélemy • 13001 Marseille
04 95 08 20 25
http://didascaliesandco.chez-alice.fr
Mise en scène : Renaud-Marie Leblanc
Avec : Francine Bergé (Gunnel, la mère), Roxane Borgna (Ellen, la fille), Thierry Bosc (Carl, le père) et Julien Silvéréano (Tomas, le fils)
Scénographie : Nathalie Roubaud
Costumes : Julien Silvéréano
Lumière : Erwan Collet
Assistante à la mise en scène : Josiane Ferrara
Décor construit par l’atelier du Théâtre des Treize-Vents
Photos : Sandra Écochard
Photo de forêt : Jean du Boisberranger
Production : Théâtre national de Marseille | la Criée et Didascalies and Co
En coproduction avec le Théâtre des Treize-Vents, centre dramatique national de Montpellier Languedoc-Roussillon, et le Sémaphore, scène conventionnée de Port-de-Bouc
Avec l’aide du conseil général des Bouches-du-Rhône et la D.R.A.C. P.A.C.A.
La Criée | Théâtre national de Marseille • 30, quai de Rive-Neuve • 13284 Marseille cedex 07
Réservations : 04 91 54 70 54
information@theatre-lacriee.com
Petit Théâtre, du 17 au 28 mai 2006 : mardi et mercredi à 19 heures ; jeudi, vendredi et samedi à 20 heures ; dimanche à 15 heures
De 9 à 20 €