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19 avril 2009 7 19 /04 /avril /2009 19:11

Une beauté glacée


Par Sarah Elghazi

Les Trois Coups.com


Le soir du 31 décembre, une tempête de neige se lève à Ostende. Dans le hall impersonnel d’un grand hôtel, une femme seule que le désespoir fait soliloquer se venge de l’existence en enchaînant les coupes de champagne, un masque de singe à la main… Une grande malle couverte de neige est posée dans l’entrée, précédant son propriétaire… L’étrangeté, la solitude, la monstruosité, l’acrimonie : tout ce qui fonde l’écriture de Thomas Bernhard est présent dans ce prologue, à la mise en scène sobre et pourtant décalée, pleine de suspense.

Désarçonnée par cette entrée en matière, je ne peux pourtant pas m’empêcher d’attendre « le grand homme ». Toute la salle est suspendue à l’entrée de Minetti, dans quelques répliques… Car l’homme à la valise, c’est Michel Piccoli. Soudain il est là, stature imposante, couvert de neige, le regard traqué, cherchant des yeux quelque chose, ou quelqu’un. Détail qui a son importance, il ne cesse de marcher sur le lien, défait, qui retenait ses guêtres. Sur le fil… Son arrivée dans le décor policé, angoissant de réalisme, de l’hôtel, va comme tétaniser les êtres autour de lui.

Minetti, comédien, a choisi cet endroit pour attendre le directeur du théâtre dans lequel il doit jouer le Roi Lear. Un rôle qui a fait sa gloire, et qu’il n’a pas joué depuis trente ans ; clin d’œil à la mise en scène qu’André Engel, auteur de ce Minetti, a faite de Lear en 2006, avec Piccoli dans le rôle-titre. Mais le directeur ne vient pas, l’attente devient fébrile. La terrible porte à battants laisse entrer successivement de jeunes gens déguisés qui fêtent la Saint-Sylvestre, puis un nain habillé en amiral. Les rires s’élèvent dans la salle, timidement. Car l’inquiétude ne quitte pas Minetti, qui trouve en chacun des personnages, aussi seuls que lui, une possibilité d’évoquer, pour tromper une attente de plus en plus illusoire, sa carrière glorieuse, sa déchéance et son mystérieux renoncement « à toute la littérature classique – sauf Lear ».

Minetti, comme l’indique le sous-titre « Portrait de l’artiste en vieil homme », est une réflexion sur le métier d’acteur, un retour sur une vie qui lui a été consacrée, sacrifiée. Ce quasi-monologue a d’ailleurs été offert en 1977 par Thomas Bernhard à son acteur fétiche, Bernhard Minetti, pour qui il aura notamment écrit le Réformateur en 1980. Au bout de tout, revenu de ses illusions de jeunesse, rejeté par les mandarins de la culture, le personnage de Minetti analyse avec acuité, dans une litanie répétitive, agressive et hypnotique, typique de Bernhard, le paradoxe du comédien : l’artiste autiste, mais esclave de son public, prisonnier d’une société qui le méprise.

« Minetti » | © Mario del Curto

Mais Minetti n’en est pas au point de renoncer à un dernier tour de piste. Son dernier public, ce seront des gens seuls, qui attendent, qui espèrent, comme lui : la femme seule du début, puis une jeune fille que Minetti, dans son rôle, appelle « Cordélia » – elle est jouée par Julie-Marie Parmentier, qui était justement Cordélia, la fille loyale de Lear, dans la mise en scène d’Engel. Seule la présence de ce public peut maintenir une légende et une existence désespérément dérisoires. Ainsi, la scène où Minetti incarne brusquement Lear, le rôle de sa vie, le roi grandiose et déchu, par la grâce d’une posture, d’un globe et d’une royale robe de chambre rouge. Le rideau tombe, inversant la mise en abyme, et l’on entend la voix de Piccoli lorsqu’il jouait Lear, il y a trois ans…

Il y a aussi cette scène entre Lear et Cordelia, Minetti et la jeune fille ; un moment très doux, très tendre, rare dans l’écriture de Bernhard : la mise en scène fait de ce temps de retrouvailles entre deux comédiens le cœur de l’expérience dramatique. Les nombreux moments, semblables à celui-ci, où Engel et ses comédiens interrogent non seulement la pièce et son intertextualité, mais leur travail commun et leur passé théâtral, sont très forts. Cependant, il me semble que ce Minetti est surtout un hommage, un exercice de style drapé autour du « monstre sacré » qu’est Michel Piccoli : qui d’autre que lui pouvait tenir ce rôle ? Le respect et l’admiration dont il est entouré par les comédiens et le public – moi y comprise –, la gravité de la mise en scène figent doucement le spectacle.

Est-ce à cause de cela que l’émotion a parfois du mal à poindre ? Tous et toutes, comme ce décor immuable, déserté, neutre, où la neige tombe inlassablement, sont au service de Piccoli. Leurs rôles sont en retrait, servent d’écrin à la « star ». Même si ce rapport était vraisemblablement voulu par Thomas Bernhard, la construction paraît souvent trop inégale.

Et, pourtant, Piccoli est immense : fragile, tremblant, au bord de l’effondrement, la voix chevrotante mais de plus en plus assurée à mesure qu’il remonte le temps et qu’il transmet sa flamme ou son message… Fou ou extralucide ? Sa virtuosité ne nous permet pas de trancher, et la fin fantasmagorique laisse la question ouverte. 

Sarah Elghazi


Minetti, de Thomas Bernhard

Texte français : Claude Porcell

Mise en scène : André Engel

Version scénique : André Engel, Dominique Müller

Assistant à la mise en scène : Arnaud Lechien

Dramaturgie : Dominique Müller

Scénographie : Nicky Rieti

Assistant à la scénographie : François Revol

Lumière : André Diot

Costumes : Chantal de la Coste-Messelière

Son : Pipo Gomes, Denis Hartmann

Maquillage, coiffure : Marie Luiset

Avec : Caroline Chaniolleau, Gilles Kneusé, Arnaud Lechien, Julie-Marie Parmentier, Michel Piccoli

Théâtre du Nord • 4, place du Général-de-Gaulle • 59026 Lille

Réservations : 03 20 14 24 24, de 13 heures à 18 h 30

Du 8 au 18 avril 2009 à 20 heures, le jeudi à 19 heures, le dimanche à 16 heures, relâche le lundi

Durée : 1 h 20

23 € | 20 € | 16 € | 10 € | 7 €

Production Théâtre Vidy-Lausanne ; Compagnie Vengeur masqué ; Théâtre national de la Colline

Avec le soutien de la Fondation Leenaards

L’Arche est éditeur et agent du texte représenté

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