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24 juillet 2011 7 24 /07 /juillet /2011 14:26

 En direct d’Avignon 

 

Trois femmes lumineuses


Par Lorène de Bonnay

Les Trois Coups.com


Deux ans après avoir présenté son quatuor « le Sang des promesses », Wajdi Mouawad revient à Avignon avec la trilogie « Des femmes ». Il s’agit du premier volet d’un nouveau projet titanesque qui s’étendra jusqu’en 2015 et consistera à monter les sept tragédies de Sophocle dans leur ordre d’écriture. Pour l’heure, le prolixe metteur en scène offre aux spectateurs de la divine carrière de Boulbon « les Trachiniennes », « Antigone » et « Électre », qui dépeignent avec splendeur la chute de trois grandes héroïnes.

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« Antigone » | © Jean-Louis Fernandez

En décidant de porter l’œuvre de Sophocle à la scène, l’auteur et metteur en scène franco-canadien-libanais revient à ses premières amours : l’enchantement suscité par les textes grecs qui n’a cessé de nourrir son théâtre. Au lieu de présenter les tragédies en fonction des cycles légendaires évoqués (Troie, les Atrides, le cycle thébain, Héraclès), Mouawad se laisse guider par trois motifs qui inspirent ses regroupements : les femmes (Déjanire, Antigone et Électre confrontées à l’Homme et à la Loi), les héros (Ajax et Œdipe roi) et les mourants (Philoctète et Œdipe à Colone). Afin de faire entendre au public une langue riche, déployée, aussi profondément poétique que celle du dramaturge grec, il demande au poète Robert Davreu de se charger de la traduction de l’ensemble. Quelle riche idée !

Dans la trilogie « Des femmes », le metteur en scène tâche de montrer l’intuition qu’avait Sophocle de l’effondrement du monde qui était le sien : les Trachiniennes parlent de Déjanire, femme amoureuse blessée, vieillissante et jalouse, qui provoque involontairement la mort de son mari volage Héraclès. Les dieux (Soleil, Zeus) sont encore très présents, chantés par le Chœur ou évoqués par les personnages, et témoignent d’un monde mythique encore sublime. Antigone raconte l’opposition d’une jeune femme à la loi injuste de son oncle Créon, qui lui interdit d’enterrer correctement son frère Polynice. Les dieux ne sont présents qu’à travers l’oracle Tirésias ou le Chœur, qui chante Éros et Dionysos et déplore ce que l’Homme, redoutable et audacieux, inflige à la nature, aux lois éternelles, en défiant Zeus – protecteur des droits du sang – et Hadès. Dans Électre enfin, une sœur et un frère se vengent du meurtre de leur père Agamemnon en tuant les assassins : leur mère et son amant Égisthe. La pièce évoque un monde (et la malédiction d’une famille) qui s’achève dans la violence d’un matricide presque légitime. Les dieux sont absents et le Chœur se tient dans l’ombre, immobile.

Trente-deux siècles après leur conception, ces récits de chute ont toujours quelque chose à nous dire. Sur le pouvoir, la démocratie, la misogynie, la Nature. Ces figures féminines d’exception qui luttent contre une forme de tyrannie et sont certaines d’agir dans leur bon droit sont bien intemporelles. Voir se succéder ces trois tragédies, dans une même nuit, dans un même espace scénique, permet de comprendre et de vivre (collectivement et au présent) cet effondrement progressif d’un monde, ce passage du soleil à l’ombre (qui concerne tout autant les personnages que les spectateurs de Boulbon). L’effet est prodigieux.

En outre, les trois représentations tissent des liens jusqu’alors inconnus entre les pièces. Certaines réitérations, d’un spectacle à l’autre, contribuent à la cohérence de la trilogie. La scénographie, pour commencer, participe de cette impression d’unité. L’espace de jeu principal reste identique, même si les lumières (donc les atmosphères), les costumes et les accessoires changent. Cet espace est restreint, rectangulaire, encadré au sol par des rails et, sur le dessus et les côtés, par des structures métalliques destinées aux projecteurs. Au fond se trouve une grande boîte noire qui servira de lit, de tombeau, de palais ou d’autel, et derrière elle, un grand rideau blanc est tiré.

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« Électre » | © Jean-Louis Fernandez

Bien sûr, il arrive aux personnages de « sortir des rails », notamment lors de certains jeux de scène et lors des entrées et des sorties. Dans cet espace que l’on retrouve d’une tragédie à l’autre, des motifs se répètent. La pluie, par exemple, ouvre la trilogie et arrose le corps d’Électre, dans la dernière pièce. La terre fait le lien entre Antigone, qui s’en couvre le corps, et Électre, l’éternelle endeuillée devant la tombe de son père. La lumière dorée qui éclaire le palais de Déjanire n’est plus qu’une tache mordorée sur le front d’Antigone. Le sang, sur le corps d’Hercule ou le cou d’Antigone, est très présent dans Électre. Surtout, Déjanire qui se lamente a des parentés avec Antigone la sauvageonne qui veut mourir, et avec Électre, la morte-vivante à moitié nue et ivre de vengeance. Enfin, les comédiens reviennent d’une tragédie à l’autre et incarnent de nouvelles figures.

Hormis quelques faiblesses (Hercule est joué par la comédienne qui interprète Déjanire et apparaît sur scène enroulé dans des bandages telle une momie ridicule), les propositions de mise en scène sont très réussies. Certains passages forts se dégagent, comme celui où Créon (incarné par l’incroyable Patrick Le Mauff) sombre dans la folie, ou lorsque Tirésias arrive en marchant lentement sur le bord de scène (joué par Véronique Nordey). Les comédiens sont extrêmement talentueux.

Mais la grande trouvaille de Mouawad est la transposition du chœur grec en groupe de rock dionysiaque. Le groupe qui marchait, chantait et dansait en cadence autour de l’autel dans les fêtes de Bacchus, qui quittait le cercle de l’action de la tragédie antique pour la commenter d’une seule voix et en tirer des leçons de sagesse, s’est mué en musique puissante qui suscite la transe de certains personnages (et du public !). La voix sensuelle et déchirée de Bertrand Cantat, qui incarne le Coryphée, envahit tout l’espace et irradie par son absence sur scène. Cette absence est regrettable, mais, en même temps, les chants semblent venir du ciel ou des entrailles de la terre, pénétrer les corps et déclencher une catharsis  généralisée.

Des femmes est donc un spectacle remarquable par la grandeur de son sujet et de ses ambitions, par sa scénographie impressionnante, la poésie des textes et de la musique, la qualité des interprètes. Du coup, Mouawad réussit le pari fou de réenchanter notre monde, le temps d’une nuit, dans la majestueuse carrière de Boulbon… 

Lorène de Bonnay


Des femmes, de Sophocle

Compagnies Au carré de l’hypothénuse (en France) et Abé carré cé carré (au Québec)

01 48 06 52 27

www.wajdimouawad.fr

Mise en scène : Wajdi Mouawad

Assistant à la mise en scène : Alain Roy

Avec : Olivier Constant, Samuel Côté, Sylvie Drapeau, Bernard Falaise, Charlotte Farcet, Raoul Fernandez, Pascal Humbert, Patrick Le Mauff, Sara Llorca, Alexander MacSween, Wajdi Mouawad, Véronique Nordey, Marie-Ève Perron

Traduction : Robert Davreu (publiée aux éditions Actes Sud-Papiers)

Scénographie : Emmanuel Clolus

Costumes : Isabelle Larivière, assistée de Cécile Recoquillon

Lumières : Éric Champoux, assisté d’Éric Le Brec’h

Musique originale : Bertrand Cantat, Bernard Falaise, Pascal Humbert, Alexander MacSween

Réalisation sonore : Michel Maurer, assisté d’Olivier Renet

Maquillages et coiffures : Angelo Barsetti

Illustrations : Sophie Jodouin

Carrière de Boulbon • Z.A. du Colombier • Boulbon

Réservations : 04 90 14 14 14

http://www.festival-avignon.com/

Du 20 au 25 juillet 2011 à 21 h 30

Durée : 6 h 30

33 € | 27 € | 15 €

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