Puberté provisoire
Par Ingrid Gasparini
Les Trois Coups.com
Il faut aller voir « l’Éveil du printemps » au Théâtre 71. Parce que le texte de Frank Wedekind est un poison magnifique qui évoque l’adolescence et la naissance brutale du désir. Parce qu’Omar Porras en a fait une sombre féerie punk fixant les derniers égarements d’une jeunesse broyée.
« l’Éveil du printemps » | © Marc Vanappelghem
Ils sont là, du haut de leurs 14 ans. Ils ne savent pas ce qu’ils font, traînant les pieds dans la terre qui recouvre le plateau. Leurs cartables et leurs habits sont devenus trop petits. Ils sont arrivés à cet âge où le corps déborde et où l’anxiété gomme les rondeurs pouponnes du visage. Malgré l’uniforme et le teint cireux, on discerne des tempéraments. Comme la jolie Wendla, sorte d’Alice grunge aux cheveux lilas, icône de pureté tenue dans l’ignorance et qui finira dans les mains d’une tricoteuse. Et puis y a Melchior, la figure érotique du poète nihiliste qui fume des roulées et qui brille à l’école sans trop se forcer. Il fait tourner les têtes, et rayon sexualité, il semble plus initié. Il a pris sous son aile le cancre de la classe, l’hypersensible Moritz, un Pierrot rock hanté par l’idée d’amour, mais obsédé par ses versions latines et ses mauvais résultats.
Autour, le monde des adultes et des institutions se vit comme une ombre lointaine mais oppressante. Il est ici question de l’hypocrisie morale et des pressions parentales et sociétales, celles qui se chargent de pousser les enfants dans le vide. Faute d’endurance, ils rentreront dans le moule, comme les grands. Une fin tragique attend les plus libres ou les plus fragiles. On a du mal à croire que ce texte de Frank Wedekind date de 1891 tant le contenu en est à la fois subversif et moderne, et la forme poétique et drôle. La société prussienne de l’époque n’avait vu que « pure pornographie » dans cette célébration onirique des mutations adolescentes. Freud et Lacan se piquèrent d’un vif intérêt pour cette balade symboliste dans les sous-bois des pulsions refoulées.
La mise en scène est euphorisante et diablement visuelle
« Je crois que l’œuvre agit de façon d’autant plus saisissante qu’elle est jouée innocente, ensoleillée, rieuse. Je crois que la pièce, si on en accentue le tragique et la passion, risque de produire un effet rebutant. » Les mots sont de Wedekind lui-même. Mais Omar Porras semble les avoir fait siens. La mise en scène est euphorisante et diablement visuelle. Il y a une orgie de matières : d’abord, le béton d’un vieux reste de bunker où les enfants traînent après l’école ; ensuite, cette terre meuble et noire déversée par tonnes ; et puis la pluie, superbe et silencieuse tombant sur les premiers accords à l’harmonium du Riders on the Storm des Doors.
Mais l’humour finit toujours par pointer son nez quelle que soit la noirceur du propos. L’énergie clownesque, le jeu corporel, les clins d’œil au muet donnent un joyeux contrepoint au venin des situations.
C’est dans cette esthétique multiple, qui emprunte autant à la scène rock alternative berlinoise qu’au manga, que les comédiens incarnent ce qu’ils ne sont pas : des enfants de moins de 15 ans. Avec toujours ce danger de forcer et d’en donner une version mièvre et agaçante. Avec sa voix trop douce, Jeanne Pasquier, qui joue Wendla, flirte avec cette ligne rouge sans toutefois la dépasser. Paul Jeanson prête son aura énigmatique au personnage de Melchior et en fait un animal sombre, sensuel et dominant. Avec ses fausses dents de lait fendues, ses culottes courtes et son air engoncé, on se dit que François Praud va en faire trop. Mais cet immense comédien crée un personnage irrésistible et défend le monologue de Moritz avec une grâce solaire et une fragilité à faire fondre. Les scènes de duo entre ces deux comédiens sont des moments qu’on rêverait extensibles à l’infini.
Alors, c’est sûr, le texte est daté. À l’ère des Skyblogs, on ne trouve évidemment plus personne pour faire croire aux jeunes que les bébés sont livrés par des cigognes. Les « bas bleu ciel montant sur le pupitre » ne font plus fantasmer personne depuis longtemps. Mais dans la tête d’Omar Porras, l’éveil n’a pas changé, c’est la découverte suave et effrayante d’une autre version de soi-même. À la fois le deuil de l’enfance et la naissance des sens. ¶
Ingrid Gasparini
L’Éveil du printemps, de Frank Wedekind
Mise en scène et adptation : Omar Porras
Adaptation et traduction : Marco Sabbatini
Avec : Sophie Botte, Olivia Dalric, Peggy Dias, Alexandre Ethève, Adrien Gygax, Paul-François Jeanson, Jeanne Pasquier, François Praud, Anna-Lena Strasse
Assistant à la mise en scène : Jean-Baptiste Arnal
Compositeur : Alessandro Ratoci
Assistant direction musicale : Alexandro Ratoci
Scénographie : Amélie Kiritzé-Topor
Costumes : Irène Schlatter, assistée par Amandine Rutschmann
Accessoires : Laurent Boulanger
Administratrice : Florence Crettol
Communication : Sara Dominguez
Direction technique : Olivier Lorètan
Régie plateau : Jean-Marc Bassoli
Régie son : Emmanuel Nappey
Création lumière : Mathias Roche
Perruques et maquillages : Véronique Nguyen
Théâtre 71 • 3, place du 11-Novembre • 92240 Malakoff
Réservations : 01 55 48 91 00
Du 11 au 28 janvier 2012, mercredi et jeudi à 19 h 30, mardi, vendredi et samedi à 20 h 30, dimanche à 16 heures, relâche les lundis
Durée : 1 h 45
De 9 € à 24 €