Wagner anticapitaliste !
Par Michel Dieuaide
Les Trois Coups.com
Avec Alex Ollé comme skipper et ses coéquipiers de La Fura dels Baus à bord, et au gouvernail Kazuhsi Ono, l’Opéra de Lyon lance sur les flots une version hallucinante et bouleversante du « Vaisseau fantôme » de Richard Wagner. Une relecture saisissante d’une des premières œuvres du compositeur allemand qui aborde aux rivages de notre monde contemporain.
« le Vaisseau fantôme » | © Jean-Louis Fernandez
Sans trahir la légende du Hollandais volant que Richard Wagner découvrit dans un texte du poète Heinrich Heine, le spectacle d’aujourd’hui transporte l’histoire et les personnages à Chittagong, mégalopole portuaire du Bangladesh. Deux navires, l’un visible, celui du capitaine Daland, l’autre masqué par le brouillard, celui du Hollandais volant, sont amarrés après avoir traversé une violente tempête. Sombre paysage de dunes escarpées, impressionnante présence d’une proue, apparition progressive de structures métalliques signifiant que tout en ce lieu est désossé au profit d’armateurs cupides. C’est sur cette zone inhospitalière que se rencontrent et s’affrontent les six protagonistes de l’opéra.
Pour le Hollandais (Simon Neal, baryton), après sept années passées à chercher la mort sur les océans, l’heure est venue de tenter d’échapper à son tourment éternel. Condition, selon la prédiction d’un ange : qu’il épouse une femme qui lui jurera fidélité. Mis en rapport par le pilote (Luc Robert, ténor) avec le capitaine Daland (Falk Struckmann, basse), le Hollandais se trouve confronté à un cynique négrier que le démantèlement des carcasses de bateaux enrichit. En le corrompant avec des bijoux et de l’argent, il obtient que l’entrepreneur véreux lui promette sa fille en mariage. Senta (Magdalena Anna Hofmann, soprano), la jeune femme, bien que fiancée à Erik (Tomislav Muzek, ténor) et malgré les remontrances de sa nourrice (Ève-Maud Hubeaux, mezzo-soprano) s’enferme peu à peu dans le désir d’incarner celle qui par loyauté absolue assurera la rédemption du Hollandais…
Régénération
À partir de cette histoire, tout en conservant la simplicité de la légende originelle, Alex Ollé se délivre pour le meilleur de la binarité d’un livret qui martèle les oppositions traditionnelles primaires entre le bien et le mal, la vie et la mort, le réel et l’au-delà, le châtiment et le rachat d’un salut. Par ses choix dramaturgiques et scénographiques, il actualise avec une incroyable force l’opéra de Wagner. Donnons seulement trois exemples de cette extraordinaire lecture moderne du Vaisseau fantôme.
Le capitaine Daland et le Hollandais apparaissent comme les deux visages d’un même personnage. Le premier, bien que marin, a les pieds sur terre. Patron brutal et séducteur, il marchande le mariage de sa fille comme il exploite ceux qui travaillent pour lui. Le second, de retour des limbes, use de l’attrait de la fortune qu’il a amassée pour obtenir la main de Senta. Son vaisseau fantôme abrite des richesses accumulées grâce au labeur de soutiers exténués, enchaînés aux vagabondages de son propre destin. Double et provocante image que celle de deux hommes qui, pour aller jusqu’au bout de leur puissance, font de tous leurs semblables des esclaves. Vient ensuite l’interprétation de la figure de Senta, jeune femme pathétique que sa culture aliène. Sa dévotion à l’histoire du Hollandais volant que lui contait sa nourrice confine à la névrose. Incapable de se débarrasser du livre où est présent le portrait du marin errant, elle s’y agrippe comme à un ex-voto. Son parcours désastreux unit la candeur excessive de la foi aux ravages d’une spiritualité délirante.
N’est-ce pas là une interrogation récurrente qui secoue de nombreuses sociétés contemporaines ? Citons enfin le traitement théâtral du chœur des filles et de celui des matelots. Bannissant tout folklore, des scènes joyeuses ou terribles rendent justice et dignité aux damnés de la terre. Fabrication d’objets artisanaux pour touristes, récupération de vieux métaux, transport à dos d’homme de lourdes charges, nourriture et alcool servis comme une aumône patronale illustrent l’asservissement des millions de personnes qui édifient la fortune des puissants à travers le monde. On voit même des femmes s’emparer du drapeau rouge lorsque Senta s’enroule dans la moitié du pavillon du Hollandais aux couleurs noir et rouge.
Point d’orgue
Ce Vaisseau fantôme est une impressionnante réussite musicale, vocale, théâtrale, scénographique et technique. Sans exception, le directeur musical, le metteur en scène et ses collaborateurs pour les décors, les costumes, les lumières et la vidéo, les six solistes, les musiciens, les chœurs et leur chef et l’équipe des techniciens font de cette production un spectacle qui fera date. Un immense bravo à Serge Dorny et à l’ensemble de l’Opéra de Lyon pour cette formidable ouverture de saison. ¶
Michel Dieuaide
Le Vaisseau fantôme, livret et musique de Richard Wagner
Direction musicale : Kazushi Ono
Mise en scène : Alex Ollé / La Fura dels Baus
Avec : Simon Neal, Falk Struckmann, Magdalena Anna Hofmann, Tomislav Muzek, Luc Robert, Ève-Maud Hubeaux
Décors : Alfons Flores
Costumes : Josep Abril
Lumières : Urs Schönebaum
Chef des chœurs : Alan Woodbridge
Orchestre et chœurs de l’Opéra de Lyon
Équipes techniques de l’Opéra de Lyon
Production : Opéra de Lyon
Coproduction : Opera Australia, Opéra de Bergen, Opéra de Lille
Opéra de Lyon • place de la Comédie • 69001 Lyon
Tél. 04 69 85 54 54
Contact : billeterie@opera-lyon.com et contact@opera-lyon.com
Représentations : les 11, 13, 15, 17, 22, 24 octobre 2014 à 20 heures, les 19 et 26 octobre 2014 à 16 heures
Durée : 2 h 20
Tarifs : de 75 € à 10 €