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16 mai 2014 5 16 /05 /mai /2014 15:12

Impossibles retrouvailles


Par Émilie Boughanem

Les Trois Coups.com


Avec « le Vol », Sonia Nemirovsky signe une chronique poignante, celle de retrouvailles impossibles entre deux amants quand la dictature est passée par là. À travers ce spectacle, la compagnie de la Porte-au-Trèfle offre un duo d’une douloureuse sensibilité.

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« le Vol » | © D.R.

Ils ont quinze et dix-huit ans en Argentine. Leur romance est banale, légère, pétrie de désirs et d’insouciance. Or, cette jeunesse bouillonnante va être coupée dans son élan lorsqu’une dictature s’empare du pouvoir et instaure un régime autoritaire. S’ensuit la mise en place d’arrestations arbitraires, des gens se trouvent jetés en prison, d’autres sont mis à mort. Enfin, certains disparaissent, simplement. C’est le sort de la protagoniste : un matin, elle part et ne revient jamais. Lui l’attend, part à sa recherche, puis l’attend encore. Il fait face au vide de l’absence, une absence insoutenable parce qu’elle prend la forme d’un odieux suspense, parce qu’un corps non rendu n’offre pas la possibilité du deuil, et qu’un coupable non désigné n’ouvre pas la voie au pardon. Finalement, il part mais le manque le poursuit à Paris, sa terre d’exil. Alors vient la nécessité du discours, une parole jetée après l’autre, avec la dense présence de l’absence. S’instaure entre eux un dialogue impossible. Si « une disparue et un exilé ne pèsent pas lourd », leurs mots sont chargés du poids de cette vie partagée qui leur a été volée.

La mise en scène de Bertrand Degrémont est audacieuse et surprenante. Avant toute chose, le choix scénographique est à saluer. Pas de décor sur le plateau, juste un écran sur lequel sont projetés des dessins à l’encre de chine. Ces dessins sont l’œuvre du graphiste Pierre Constantin, lequel se trouve sur scène et les exécute en direct. Ce parti pris, en plus d’être poétique, apporte une dimension très évocatrice à l’intrigue, qu’il n’est pas supposé illustrer mais plutôt compléter. Les comédiens se fondent dans ces esquisses, et toute la tragédie des disparus prend corps ici, dans ces figures qui s’ébauchent pour être gommées aussitôt. Par contre, l’éclairage se révèle quelque peu décevant et pèche par son uniformité. L’on apprécierait qu’il souligne avec davantage de réalisme les différents espaces scéniques, entre souvenirs, présent réel et futur fantasmé. En revanche, les choix musicaux sont remarquables : de la mélodie de boîte à musique aux airs tourmentés d’Argentine, ils ancrent chaque tableau dans l’émotion des personnages, entre réminiscence attendrie et aspirations vaines. Ils sont aussi une invitation à la danse. En effet, le duo de comédiens s’exprime par les gestes autant que par les mots, et force est d’applaudir ce talent des corps qui incarnent superbement la furie de la jeunesse dans ses dernières heures d’insouciance. Les moments chorégraphiés font partie intégrante de l’histoire, transmuant la pesanteur dramatique en une frénésie enragée. Ils émeuvent et vivifient.

Surprenante Sonia Nemirovsky

Quant aux comédiens, ils ne séduisent pas seulement par leurs qualités de danseurs. Leur parole est juste dans la souffrance comme dans l’enthousiasme des débuts. Ils sont trois, un jeune couple et un troisième personnage, dont nous pouvons interpréter la présence comme étant celle d’un témoin. Arrêtons-nous sur la performance de Sonia Nemirovsky, à la fois comédienne et auteur du spectacle. Elle incarne la disparue, et par-là, la voix rendue muette par l’Histoire ainsi que le regret de ne plus vivre. Regret d’une jeune fille qui ne sera jamais femme et d’une victime dont le témoignage se voit neutralisé. L’écriture de la dramaturge est sensible et grave, son jeu se déploie dans une délicatesse douloureuse. À travers ses prises de parole, le titre de la pièce prend tout son sens, et la violence du vol commis bouleverse et scandalise.

L’interprétation de son partenaire Grégrory Barco est intéressante bien que moins poignante. Quant au jeu de la troisième comédienne, il tranche par rapport à celui des protagonistes par son côté trop appliqué. En fait, la gêne provient peut-être moins de l’interprétation de la comédienne que du parti pris de la mise en scène : en effet, il est difficile de comprendre la raison d’être de ce personnage au rôle peu dessiné. Sa présence, qui a sans doute vocation de médiation, brouille l’émotion et le message plus qu’elle ne nous les transmet. Nous touchons là une des réserves que l’on peut émettre sur la mise en scène dans son ensemble. Nous regrettons également le manque d’évocation de l’univers latin : à aucun moment, nous n’avons l’impression d’être transportés en Amérique du Sud. Enfin, le rythme de la pièce se révèle inégal, entre précipitations et longueurs, et nous avons besoin d’un certain temps pour entrer dans l’histoire. Fort heureusement, une fois que nous sommes embarqués, nous ne le sommes pas à moitié. Saluons donc un spectacle dont l’ambitieux potentiel et la belle sensibilité méritent de retenir l’attention. 

Émilie Boughanem


Le Vol, de Sonia Nemirovsky

Compagnie de la Porte-au-Trèfle • 11, rue Buzelin • 75018 Paris

06 61 48 56 08

www.porteautrefle.fr

Courriel : laporteautrefle@gmail.com

Mise en scène : Bertrand Degrémont et Caroline Rochefort

Avec : Charlotte Leonardi, Sonia Nemirovsky, Grégory Barco

Lumières : Frédéric Foury

Chorégraphe : Maria Filali

Plasticien : Pierre Constantin

Le Radiant-Bellevue • 1, rue Jean-Moulin • 69300 Caluire-et-Cuire

Site du théâtre : www.radiant-bellevue.fr

Le 13 mai 2014

Durée : 1 heure

22 € | 12 €

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