Robert Lepage, l’alchimiste
Par Trina Mounier
Les Trois Coups.com
Les spectacles de Robert Lepage annoncent toujours un éblouissement. La recréation de « les Aiguilles et l’Opium », plus de vingt ans après, ravit.
« les Aiguilles et l’Opium » | © Nicola Frank Vachon
C’est véritablement un enchantement dont nous sommes les victimes consentantes et éblouies. Car ce spectacle tient de l’alchimie, d’une combinaison parfaite entre un texte magnifique, lui-même composé de fragments alternativement poétiques et franchement drôles, et un dispositif scénique impressionnant, magique.
Sur un plateau qui va se teinter de toutes les nuances de gris entre blanc et noir, un immense cube suspendu dans les airs accueillera trois histoires : celle de Jean Cocteau, lui-même en plein ciel dans l’avion qui le ramène de New York ; celle de Miles Davis devenu la proie de l’opium ; celle d’un comédien québécois en visite à Paris, sorte d’alter ego de Robert Lepage lui-même.
Trois personnages (et bien d’autres : la lumineuse figure de Juliette Gréco ou celle, hypnotique, de Jeanne Moreau…), et seulement deux comédiens-acrobates qui évoluent, retenus par des fils invisibles dans un univers instable où verticalité et horizontalité n’existent pas. Le premier, Marc Labrèche, se livre à une démonstration époustouflante de ses talents d’acteur : irrésistiblement drôle, il est capable l’instant d’après d’évoquer la douleur, la solitude ou de passer derrière le miroir pour se balancer sur la lune…
Wellesley Robertson III, quant à lui, en trompettiste génial, trimballe son corps imposant et son instrument d’un espace et d’un monde à l’autre, avec une virtuosité qu’on découvrira sur le tard comme effet de prestidigitation : la musique est enregistrée et Wellesley Robertson III mime l’illusion de l’interprétation en direct. Tous deux font assaut de brio sans que celle-ci n’entache la sincérité, la spontanéité de leur jeu, ni l’émotion qui s’en dégage.
De l’autre côté du miroir
Le cube suspendu oscille, ses côtés se déploient, ils se referment sur une histoire, s’ouvrent sur une autre, découvrent une vue vertigineuse des gratte-ciel de New York, plongent dans l’intimité d’une chambre d’hôtel ou décrivent un studio d’enregistrement. Parfois, ils ne sont que des parois contre lesquelles les personnages se laissent tomber, recroquevillés dans la douleur.
Ce qui relie ces trois moments de vie qui font appel à des temporalités différentes (les années 1950 et les années 1990) et des espaces séparés par un océan (Paris-New York), c’est l’expérience vive du tourment, de la rupture amoureuse et de la recherche de l’apaisement, notamment grâce à l’opium qui donne accès à un monde débarrassé des contingences et de la logique, un univers qui explose en une multitude de dimensions. Ce qui réunit ces fragments, c’est la musique lancinante de Miles Davis et particulièrement celle qu’il a composée pour le film de Louis Malle, Ascenseur pour l’échafaud.
Trois œuvres s’entremêlent : la Lettre aux Américains de Jean Cocteau, où il dit son attachement et sa désillusion pour ce pays ; les savoureux monologues d’un Québécois à Paris aux prises avec une culture si radicalement différente ; les arrangements de jazz… De la poésie pure, de l’humour à éclater de rire, de la musique à vous arracher des larmes, un cocktail puissant aux ingrédients pleins d’arômes. Certaines scènes sont proprement surréalistes comme celle où Marc Labrèche se transforme en homme-orchestre.
Dans le train qui roule vers la mort, cet « ascenseur pour l’échafaud », l’amour et la douleur, la création aussi, sont les seuls éléments qui nous prouvent que nous sommes irréductiblement vivants. Les Aiguilles et l’Opium, par ce qu’ils charrient d’inventivité, de force émotionnelle et d’émerveillement, sont d’abord un hymne à la vie et à la création. ¶
Trina Mounier
Autres critiques des mises en scène de Robert Lepage :
« Jeux de cartes 1 : pique », de divers auteurs (critique), Les Célestins à Lyon
« Le Projet Andersen », de Robert Lepage (critique), Théâtre national de Chaillot à Paris
Les Aiguilles et l’Opium, de Robert Lepage
Mise en scène : Robert Lepage
Avec : Marc Labrèche, Wellesley Robertson III
Assistance à la mise en scène : Normand Bissonnette
Scénographie : Carl Fillion
Conception des accessoires : Claudia Gendreau
Musique et conception sonore : Jean-Sébastien Côté
Conception des éclairages : Bruno Matte
Conception des costumes : François Saint-Aubin
Conception des images : Lionel Arnould
Le texte comprend des extraits de Lettre aux Américains et Opium de Jean Cocteau
Agent du metteur en scène : Lynda Beaulieu
Direction de production : Julie Marie Bourgeois
Direction technique : Michel Gosselin
Direction de tournée : Catherine Desjardins-Jolin
Régie générale : Adèle Saint-Amand
Régie son : Marcin Bunar
Régie vidéo : Thomas Payette
Régie des éclairages : David Desrochers
Régie des costumes et accessoires : Claudia Gendreau
Chef machiniste : Pierre Gagné
Machiniste : Sylvain Belan
Gréeur : Julien Clerc
Consultant automation : Tobie Horswill
Consultante vidéo : Catherine Guay
Maquillage : Jean Bégin
Réalisation des costumes : Carl Bezanson, Julie Sauriol
Trompette interprétée par Craig L. Pedersen
Consultants acrobaties : Geneviève Bérubé, Yves Gagnon, Jean‑Sébastien Fortin, Jean‑François Faber
Construction du décor : Scène éthique, Astuce décors
Les Célestins • 4, rue Charles-Dullin • 69002 Lyon
Réservations : 04 72 77 40 40
Du 15 au 20 novembre 2014, à 20 heures, dimanche à 16 heures, relâche lundi
Durée : 1 h 35