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6 octobre 2014 1 06 /10 /octobre /2014 15:12

« Un Noir, c’est
de quelle couleur ? »


Par Lorène de Bonnay

Les Trois Coups.com


La saison théâtrale de l’Odéon s’ouvre sur la représentation très foisonnante et esthétique de la pièce de Jean Genet, « les Nègres », par l’artiste Robert Wilson. Sa mise en scène exalte et sublime la complexité d’un texte tissé d’ombres et d’éclats miroitants.

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« les Nègres » | © Lucie Jansch

Monté pour la première fois en 1958 à Paris, les Nègres est une œuvre pour le moins déconcertante. Elle contient un message politique diffracté, fondu dans une théâtralité qui confine au vertige et à l’opacité. Qualifiée par Genet de « clownerie », la pièce évoque en effet une cérémonie jouée chaque soir par des comédiens « nègres » devant des spectateurs blancs (nous, public). À la fois comédie, parade et rituel, cette cérémonie consiste pour eux à figurer le viol et le meurtre d’une femme blanche, le jugement et l’exécution du meurtrier noir, puis le suicide des juges et bourreaux blancs. Les comédiens (noirs) composent tous les personnages : nègres en costume, négresses en robe pailletée et cour de Blancs (la Reine et son valet, le Juge, le Gouverneur, le Missionnaire). Autrement dit, l’opposition entre comédiens noirs et public blanc se trouve donc doublée sur le plateau.

Mais ce n’est pas tout ! La représentation est régulièrement interrompue : les interprètes sortent de leur rôle ou sont parasités par leur vie personnelle ; ils s’isolent alors pour proférer une sorte de discours-récital très poétique. Enfin, parallèlement au psychodrame collectif (jeux autour du cercueil, reconstitution du crime), se déroule l’exécution « réelle » d’un traître nègre, en coulisse.

La mise en scène de Robert Wilson affronte, questionne et magnifie la théâtralité si complexe du texte. Grâce à sa patte géniale, l’artiste souligne les effets de miroir, de symétrie, de dédoublement (entre les protagonistes, entre les comédiens, entre le plateau et la salle). Ainsi, le public de l’Odéon est-il « accueilli » par le personnage de Saint-Nazaire, qui interprète un rôle dans la cérémonie et un autre, dans la « vraie » exécution, hors scène. Un Prologue est également ajouté, montrant des nègres et des Arabes silencieux, figés dans un tableau vivant et sonore, les mains en l’air, après des coups de feu. Ils représentent l’Étranger, le Barbare haï et opprimé. Mais l’allusion à une quelconque réalité historique, coloniale ou actuelle, cesse vite au profit d’une vaste « clownerie ». Le mur, inspiré des maisons des Dogon, disparaît au profit d’un espace complexe et abstrait : un bar rempli par les sons stridents d’un saxophone, un lieu de music-hall exotique (avec ses palmiers stylisés, ses lignes et ses volutes dorées). À l’avant-scène, le cercueil symbolique de la femme blanche assassinée est mis en valeur. La scénographie comporte aussi des estrades permettant d’accueillir le public de ce jeu rituel (proche d’un procès carnavalesque et d’une messe noire) : la Reine blanche ou son double nègre, Félicité.

Explorer la couleur, plutôt que l’absence de couleur

On assiste sur le plateau à une explosion de couleurs, de sons, de corps et de mots. Les couleurs primaires des robes, perruques et lumières irradient : elles contrastent avec le noir des victimes nègres ou du cercueil, et le blanc des bourreaux. Ce feu d’artifice visuel fait écho à la fulgurance poétique de Genet. Les sons, la musique, la modulation des voix, le débit des comédiens, mettent en valeur l’aspect choral de la pièce, ainsi que le violent mélange des tons (comique, absurde, burlesque, tragique). Les chorégraphies des corps et les mimiques épousent les rythmes et ondulations du texte. À cet égard, la beauté formelle du spectacle et la qualité des interprètes amplifient-t-elles la charge poétique d’une œuvre pétrie d’images et de motifs récurrents (la blancheur, la pureté, la virginité / la souillure, le crachat, la jouissance dans la perversion).

Une telle mise en scène suggère que le message essentiel n’est pas la négritude et sa lutte pour s’affranchir de la tutelle blanche. Il s’agit surtout d’explorer poétiquement la couleur noire. En lui opposant toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, Wilson fait siens les mots de Genet placés en exergue de la pièce : « Qu’est-ce donc un Noir ? Et d’abord, c’est de quelle couleur ? ». Cette couleur n’existe pas. Ce qui existe bien, en revanche, c’est la noirceur humaine : le désir et la haine de l’autre (de soi), la jouissance dans le crime, les clichés qui tuent. Ces « nègres », qui sont à la fois des personnages noirs, des spectateurs blancs et des comédiens, nous disent que tous les hommes sont noirs. Et tous se donnent en spectacle. Alors, certes, il faut se méfier des blanches apparences dans la vie. Mais au théâtre, le jeu, la beauté et l’inventivité, subliment les désirs noirs. Ils créent des liens entre les individus. Enfin peut-être… Les derniers mots des Nègres, prononcés par Village et adressés à Vertu, parlent bien d’invention et d’amour. Mais le ton, violent et ambigu, est suspect… 

Lorène de Bonnay


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Les Nègres, de Jean Genet

Mise en scène, scénographie, lumière : Robert Wilson

Avec : Armelle Abibou, Astrid Bayiha, Daphné Biiga Nwanak, Bass Dhem, Lamine Diarra, Nicole Dogué, William Edimo, Jean Christophe Folly, Kayije Kagame, Gaël Kamilindi, Babacar M’Baye Fall, Logan Corea Richardson, Xavier Thiam, Charles Wattara

Dramaturgie : Ellen Hammer

Collaboration artistique : Charles Chemin

Collaboration à la scénographie : Stéphanie Engeln

Musique originale : Stéphane Leach

Costumes : Pierre-André Weitz

Collaboration à la lumière : Xavier Baron

Odéon-Théâtre de l’Europe • place de l’Odéon • 75004 Paris

Réservations : 01 44 85 40 40

Site du théâtre : www.theatre-odeon.eu

Du 3 octobre au 21 novembre 2014 à 20 heures, le dimanche à 15 heures

Durée : 1 h 50

38 € à 6 €

Tournée :

– Les 3 et 4 décembre 2014 : Le Cadran / Automne en Normandie, Évreux

– Les 14 et 15 décembre 2014 : La Comédie, scène nationale, Clermont-Ferrand

– Du 9 au 18 janvier 2015 : Théâtre national populaire, Villeurbanne

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