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3 janvier 2015 6 03 /01 /janvier /2015 14:47

Le rideau se lève sur le temps des usines

S’il est un lieu qui sut faire théâtre pendant les années si politiques du xxe siècle, c’est bien celui, emblématique, des usines. Les voix y ont résonné hautes et claires, irrésolues, fières jusqu’à la tonitruance ; elles ont su porter l’unité, créer la résistance et fonder une véritable culture politique. Combien d’intellectuels des années 1960-1970 se sont abreuvés à la vitalité des usines, à ce prolétariat dont la langue et la culture avaient su s’imposer jusqu’à faire référence, tant les enjeux de l’époque y étaient imbriqués ? Car, bien sûr, l’usine devenu lieu d’émancipation était avant tout l’espace de l’exploitation d’un monde démocratique, certes, mais en prise avec son industrialisation massive et prédatrice. Certainement, l’idéologie communiste était pour beaucoup dans cette vitalité, avec son cortège d’espoir messianique et son extraordinaire puissance de cohésion.

En notre temps de dispersion, le communisme est devenu un mythe politique de plus. La réunion autours des valeurs de contestation et du refus de saborder la dignité d’un seul ne soulèvent guère que le ricanement des cyniques. La résistance politique est démodée… Il semble ne nous rester du « temps des usines » que de tristes bribes endeuillées dans une sorte de nostalgie d’un temps où la parole était une action en soi, un engagement d’acier.

Ce lieu de parole, de création politique et d’exploitation tout ensemble, il n’est pas étonnant que le théâtre d’aujourd’hui s’en empare, quand ce monde ouvrier est en passe de s’amenuiser jusqu’à ne devenir plus qu’un paragraphe dans les manuels d’histoire, et quand le théâtre ne fait que chercher sans cesse à lier plus étroitement la parole et sa puissance, l’action et son univers de possibles toujours à renouveler.

Lise Facchin


La flamme de l’ouvrière inconnue

Michel Bellier sort de l’oubli « les Filles aux mains jaunes » qui œuvrèrent sur le champ de bataille méconnu des usines d’armement de la Grande Guerre.

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« les Filles aux mains jaunes » | © Gabrielle Roque

Tout de suite, on les aime, ces quatre-là qui sont d’abord des mères, des épouses, des sœurs de combattants et ne vivent plus, à partir de ce 2 août 1914, que dans l’attente du retour. À peine l’étreinte du départ esquissée dans le prologue, c’est l’univers de l’usine qui happe ces quatre personnages transformés en « obusettes ». Dans une économie quotidienne chamboulée par l’absence des hommes, qui sont au front, Louise, Rose, Jeanne et Julie font partie des quelque 400 000 femmes qui passent la guerre à exécuter des activités de force, d’une pénibilité difficile à imaginer aujourd’hui. Pourtant, à travers la découverte étonnante d’une certaine forme d’autonomie, un chemin de libération s’ouvre devant ces femmes qui, pour la première fois de leur vie, quittent leur tablier de ménagère pour aller travailler hors de chez elles. Quitte à se jaunir les doigts…

Le premier souci de Michel Bellier est la reconstitution de l’univers de l’usine. Les didascalies abondantes des deux premières scènes précisent le travail que la régie lumière devra effectuer, pour obtenir du blafard et du poussiéreux, et la régie son, pour donner à entendre cette usine qui « respire, ronronne, manifeste de temps en temps sa menace par des borborygmes industriels ». Là où les choses se corsent, c’est dans le défi olfactif lancé par l’auteur : « C’est une usine qui sent l’huile, le métal chaud, la sueur, le danger ». Je n’ai encore jamais vu de spectacle où l’on utilisait des odeurs autres que celles d’un atomiseur de parfum actionné par un comédien, d’une friture ou d’une grillade sur scène, éventuellement d’une cigarette fumée par le protagoniste. Je me demande donc comment on peut, sans provoquer de malaise vagal en série parmi les spectateurs, recréer la puanteur, l’âcreté chimique, l’agression nasale dont on est victime en entrant dans une fabrique où la matière première est la poudre de T.N.T. Mais le pari est tentant.

Quant au bruit, insupportable dans beaucoup d’ateliers, il est évidemment difficile à concilier avec la diction du théâtre. L’auteur a cependant remédié à ce problème en mêlant des scènes où le vrombissement des machines est traité en basse continue et des scènes où les personnages ont du mal à s’entendre à cause du tintamarre. D’autres séquences, plus méditatives, se situent pendant la pause dans la cour de l’usine, ce qui ménage des temps de détente sonore pour le public. L’effet le plus intéressant est finalement le travail sur l’espace. C’est d’abord l’exiguïté de la chaîne de montage qui requiert « une façon très particulière de bouger, une économie de gestes ». Par contraste, la partie de l’usine parcourue, à la 26e scène, par les ouvrières en grève, cavalcadant dans les travées des ateliers, apparaît comme un lieu dilaté, espace de libération.

Une armée de mains

La transition subtile, et bien trouvée, entre le monde minéral, métallique, tout de fumées et de vacarme de l’univers industriel, d’une part, et de l’univers intime des êtres qui lui sont voués, d’autre part, réside dans le détail qui donne son titre à la pièce. Les mains jaunes marquent à tout jamais les obusettes exactement comme les ongles en deuil et les plis cutanés noircis marquent les mécaniciens frottés au cambouis. À mi-chemin entre un stigmate d’esclavage et un signe de reconnaissance, voire de fierté, la signification de ces mains jaunes est emblématique d’une pièce qui, sous forme d’une enquête autour de cette poudre colorante, évolue vers la tragédie. Je n’en dirai pas plus, car la plongée du superficiel et du banal vers les tréfonds de la misère prolétarienne est bien conduite par un auteur qui nous tient en haleine par une histoire menée bon train.

Ce n’est pas seulement une tragédie pourtant, car ces quatre-là, emmenées par celle qu’on appelle Louise (comme Louise Michel, bien qu’à cette époque, la grande héroïne féminine de la réclamation internationaliste soit plutôt Rosa Luxemburg), acquièrent la curiosité d’abord, le goût de revendiquer ensuite et la conscience de leurs droits enfin. C’est une pièce sur l’usine, donc, mais aussi sur la contestation en temps de guerre. Le problème n’est pas simple, car à la logique militante s’oppose une logique concurrente et difficile à contrer : celle de la sécurité des hommes au front. Comme le rappelle l’auteur, citant le maréchal Joffre en prologue de son texte : « Si les femmes s’arrêtaient de travailler vingt minutes, les Alliés perdraient la guerre ! ». Oser faire grève, oser fraterniser, oser se mutiler volontairement quand tous les braves sont au front et acceptent l’inacceptable, est-ce courageux ou lâche, grandiose ou imbécile ?

Cette pièce n’est pas la première œuvre à poser ces questions sur ceux et celles qui n’ont pas vécu la guerre comme tout le monde, et elle y répond un peu trop vite et un peu simplement. On a déjà vu ou lu Joyeux Noël ou Un long dimanche de fiançailles *. Par comparaison avec cette dernière œuvre surtout, la pièce de Michel Bellier ne tient pas toutes ses promesses, fouillant incomplètement un sujet magnifique qui aurait pu donner lieu à une cathédrale, alors qu’on n’a affaire ici qu’à une petite chapelle de campagne. Les budgets engagés ne sont pas les mêmes, il est vrai. Après tout, il n’est pas interdit d’honorer les soldats inconnus même si l’on ne dispose ni de fanfares ni de gerbes publiques. On peut aussi jeter des bleuets, des épis et des coquelicots sur des tombes modestes. Au final, ce mémorial tout simple est beau et il a le mérite d’explorer un sujet totalement méconnu de la grande parade des célébrations, en cette année de centenaire. 

Élisabeth Hennebert / Gabrielle Roque


* Respectivement Joyeux Noël, film de Christian Carion, 2005 (sur les fraternisations de Noël 1914 entre troupes françaises, allemandes et anglaises) et Un long dimanche de fiançailles, roman de Sébastien Japrisot, Denoël, 1991, et film de Jean‑Pierre Jeunet, 2004 (sur les mutilés volontaires condamnés à mort pour l’exemple).


Les Filles aux mains jaunes, de Michel Bellier

Lansman éditeur, 2014, I.S.B.N., 978-2-87282-987-3

74 pages, 10 €

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http://michel-bellier.blogspot.fr/

et www.michelbellier.com

La pièce a été créée au théâtre Le Sémaphore de Port-de-Bouc le 17 octobre 2014, puis jouée au théâtre Le Public, de Bruxelles, en novembre-décembre 2014.

www.theatrelepublic.be


« Personne ne sait ce qui se passe dans une usine » (1)

« Azote et fertilisants », pièce documentaire sur l’explosion de l’usine A.Z.F., questionne la capacité que nous avons à agir sur des évènements qui a priori nous dépassent. Elle laisse malheureusement le lecteur sans véritable élément de réponse.

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« Azote et fertilisants » | © Frédéric Chaume

La présence d’une usine dans le paysage urbain n’a rien d’inhabituel. Elle appartient au quotidien de bon nombre de citoyens qui, sans forcément y travailler ni même y être entrés une seule fois, la côtoient, la contournent, en font leur point de « repère » (2). Tout en elle paraît sous contrôle. D’ailleurs, comme le précise son P.P.I. (plan particulier d’intervention), « la catastrophe est improbable » (3). On n’oserait même pas imaginer les dommages qu’un dysfonctionnement pourrait déclencher…

Plus de dix ans après la catastrophe, Ronan Mancec dépeint à partir de témoignages réels l’ampleur des dégâts matériels et psychiques occasionnés par l’explosion de l’usine A.Z.F. Entre la description du suicide d’un homme suite à une dépression causée par l’évènement, à la première scène, et l’évocation de l’oubli comme unique solution à la fin d’Azote et fertilisants, les points de vue multiples et variés des différentes victimes sont poignants. Le texte reproduit par ailleurs, avec adresse, la vivacité des prises de parole originelles. À chaque réplique correspond ainsi une transcription visuelle sur la page, qui donne chair au verbe.

Paroles vivantes et langue de bois

Pour autant, personne dans cette pièce n’est en situation de pouvoir répondre à la question des causes réelles de l’accident. Pas même la figure intitulée « l’usine », qui prononce en tout et pour tout trois répliques typiques de ce que l’on appelle communément « la langue de bois ». Pour le spectateur comme pour les personnages, il n’est donc d’autre explication à l’explosion de l’usine A.Z.F. que celle que véhiculent les rumeurs : tantôt on accuse Total, tantôt E. D. F., tantôt un terroriste musulman. En contrepoint de ces paroles plus ou moins décousues, un ensemble de textes scientifiques, médicaux, ou légaux, parsème la pièce. Ces extraits de textes théoriques, s’ils peuvent paraître surprenants au premier abord, revêtent une véritable fonction dramatique : ils soulignent en effet judicieusement la solitude des victimes face aux séquelles laissées par l’explosion. Avec une certaine forme d’ironie, certains vont même jusqu’à livrer la définition administrative du mot « victime » :

« Une victime est une personne qui bénéficie d’une indemnisation après une expertise

Une victime est une personne qui est inscrite sur un fichier de réparation » (4).

Des victimes sans réponse, un lecteur désorienté

Face à la désolation des rescapés, ces discours impersonnels paraissent plus ou moins obsolètes, voire absurdes, et soulignent la violence de la situation. Ils offrent par ailleurs une sorte de parallèle critique au galimatias des « experts » tel qu’on peut l’entendre à la télévision, qui généralement ne résolvent pas le problème mais troublent allègrement le débat. Ces « experts » sont d’ailleurs nommés dans la pièce : selon eux, la principale cause de l’explosion serait « la perte de mémoire des dangers ». Évidemment, si l’on s’était souvenu des risques liés au nitrate d’ammonium, tout cela ne se serait jamais produit ! (5)… En l’absence de véritable soutien et de dialogue avec les dirigeants de l’usine, les victimes n’ont pas d’autre choix pour s’en sortir que de tenter d’aller de l’avant. Les mots sur lesquels s’achève l’œuvre – « on n’en parle plus » – sont ainsi désignés comme les derniers prononcés avant l’oubli.

Azote et fertilisants prend donc fin sur un goût d’amertume. Si le lecteur aura sûrement eu le temps de formuler quelques interrogations, il ne trouvera dans le texte aucun début de réponse. Il est certain que l’explosion de l’usine A.Z.F. s’est effectivement soldée par un procès fleuve qui, pour s’être étendu sur plus de dix ans, n’a pas pour autant clarifié la question des causes réelles de l’évènement. La pièce est en cela fidèle au déroulement des faits. Mais est-ce uniquement en stimulant sa mémoire que l’on parvient à empêcher la reproduction de la catastrophe ? En l’occurrence, la société Grande Paroisse, propriétaire de l’usine, et son directeur Serge Biechlin, ont-ils simplement été coupables d’une faute d’attention, d’un oubli ? Voici des thèmes que cette pièce n’aborde qu’avec trop de pudeur. 

Florence Verney / Frédéric Chaume


(1) Azote et fertilisants, Ronan Mancec, éditions théâtrales, Montreuil, 2014, p. 31.

(2) Ibidem, p. 45 : « Cette épaisse fumée noire / Qui sortait d’A.Z.F. / C’était notre repère ».

(3) Ibidem, p. 19.

(4) Ibidem, p. 34.

(5) Ibidem, p. 56 : « Les experts ont dit / Que l’accident résulte de la perte de mémoire des dangers / Liés au nitrate d’ammonium ».


Azote et fertilisants, de Ronan Mancec

Éditions théâtrales, 2014

120 pages, 18 €

editionstheatrales-logo-ltc

http://www.ronanmancec.fr/azote-et-fertilisants/

Création du spectacle le 23 janvier 2015, à La Paillette, maison des jeunes et de la culture de Rennes

http://www.la-paillette.net/saison-theatrale-14-15/les-spectacles/azote-et-fertilisants


« Aucun des objets qui m’entourent n’est innocent » (1)

Auteur de théâtre pour jeunes publics reconnu dans le monde entier, Suzanne Lebeau plonge courageusement ses mains dans le cambouis d’une « Chaîne de montage » lorsqu’elle s’adresse pour la première fois aux adultes.

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« Chaîne de montage » | © Oscar Viguier

Dans une adresse directe et frontale au lecteur-spectateur, une femme en colère s’empare de la parole. Seule, face à nous, face au monde, elle dit ne pas comprendre, elle veut « Savoir pourquoi. Savoir comment » (2). Pourquoi et comment, entre 1990 et 2000, des milliers d’ouvrières employées dans les usines de Ciudad Juárez, ville mexicaine à la frontière des États-Unis, disparaissent mystérieusement ? En énumérant les faits, qu’y a-t-il à déchiffrer au milieu de ce désert mexicain qui découvre encore aujourd’hui les corps de ces femmes ?

L’écriture à une voix, celle d’une femme, nous laisse pressentir une grande amplitude d’interprétation au plateau. L’accumulation des images, des révélations, des ressentis, suit le rythme d’une machine qui s’emballe jusqu’à la question finale : « comment vivre maintenant les yeux ouverts ? » (3). Exit l’illusion théâtrale, voilà qui est brechtien. Un choc contre le mur de la responsabilité de chacun, en tant que spectateur. Nous sommes pris dans cet engrenage imaginaire d’un théâtre de la mémoire, théâtre politique dans lequel les voix des travailleuses exploitées, violées, assassinées, et de leurs familles ignorées viennent nous réveiller. Un hommage à toutes ces femmes, écrit sur le sable en plein désert du Mexique.

La parole est une rébellion

L’auteur déterre pour les mettre au jour les étranges faits-divers qui s’abattent sur Juárez, sans qu’on juge nécessaire d’ouvrir une enquête. Or, si la mort s’attaque violemment à ces jeunes femmes, ce n’est pas par accident. Afin d’en trouver les causes rationnelles, la narratrice remonte la chaîne de montage. Ainsi, en suivant la structure de l’organisation de la fabrication industrielle d’un produit selon une série d’opérations successives, l’écriture énonce, liste, accumule :

« Dans chaque cas

pourtant

les indices étaient nombreux

laissés

oubliés

abandonnés avec une inconscience

incroyable

une confiance

admirable » (4).

Ce monologue, porté par une femme qui semble débiter les mots les uns à la suite des autres, nous dit que peut-être, mis bout à bout, ils apporteront du sens dans ce chaos. Au commencement, le discours est intérieur, presque pour soi, comme une veilleuse dans un coin de la scène. Puis ce flot de paroles s’amplifie, de lui jaillissent mille voix, mille critiques. En plein feu sont dénoncées les conditions de travail des ouvrières dans les usines, et le théâtre devient leur tribune. Un personnage, un lieu désertique et la lumière. De ce dispositif minimaliste choisi par l’auteur vibrent les mots rebelles de celle qui s’interroge. Simplicité dramaturgique, certes, mais l’essence du théâtre y est : faire naître la parole là où règne le silence.

Un cri dans le désert

Une voix ose s’élever, et brise notre torpeur : trop d’énigmes autour de ces meurtres restent irrésolues, et la machine de la justice demeure enrayée ; si les victimes ont des patronymes dont on doit se souvenir, leurs meurtriers aussi devraient être nommés. L’auteur dénonce l’inaction des responsables politiques, les contrats juteux des gouvernements avec les exploitants, la corruption inévitable de la police, jusqu’aux consommateurs en puissance – que nous sommes – des produits issus des usines qui employaient directement ces femmes. Puisque ni les chaînes de fabrication ni celles des crimes ne se sont arrêtées, il est de notre devoir de désigner chaque maillon, et d’appeler par son vocable la résignation. Ainsi, la résistante Suzanne Lebeau crie haut et fort dans le désert de l’oubli. 

Michael Martin-Badier / Oscar Viguier


(1) Chaîne de montage, p. 67.

(2) Ibidem, p. 7.

(3) Ibidem, p. 73.

(4) Ibidem, p. 50.


Chaîne de montage, de Suzanne Lebeau

Éditions Théâtrales, 2014

76 pages, 14 €

editionstheatrales-logo-ltc

Le spectacle est en tournée au Théâtre de Cergy-Pontoise les 26 et 27 mai 2015

Le Caroussel, compagnie de Suzanne Lebeau :

http://www.lecarrousel.net/fr/


Il n’y a plus d’amour

Dans une pièce aux vingt-huit scènes, Vincent Farasse nous plonge dans l’univers d’individus dévastés par la pression d’un rendement de plus en plus inhumain.

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« Passage de la comète » | © Vincent Croguennec

Si l’on ne peut pas dire avec certitude que le monde dépeint par Vincent Farasse est le nôtre, on peut assurément y reconnaître sa violence : les usines ferment, et très régulièrement, à travers l’Hexagone.

Dans Passage de la comète, pour annoncer les licenciements, on envoie Yves, un « vireur » professionnel, qui brandit sa solitude avec fierté – « Je suis seul. Oui. Toujours. Je n’ai pas de maison. Je n’ai pas de famille ». C’est cette absence de liens qui le rend si efficace. Car c’est bien de ça qu’il s’agit : d’efficacité ! C’est ce qu’il voudrait tant que les futurs chômeurs comprennent… Il n’y a rien de personnel là-dedans. Simplement, cette usine « limite la progression du groupe », et il faut bien faire quelque chose. Fermer est donc la seule solution viable. Ici, les hommes ne sont plus des individus, mais les membres d’un groupe qui doivent se sacrifier en son nom, qui doivent – il va bien être dans l’obligation de s’y résoudre ! – faire preuve de bon sens.

Des hommes privés de mémoire

Ces hommes ne sont pas simplement privés de travail, ils sont également privés de mémoire. Un ouvrier, au bord d’être licencié, visite l’usine avec son grand-père, qui y a travaillé jadis, mais l’espace a déjà été nettoyé et les machines ont été enlevées. Les deux hommes ne peuvent plus reconnaître cet endroit dépossédé de son histoire. Tout semble différent : la fissure a-t-elle toujours été sur ce mur ? Ils ne l’avaient jamais vue… Sont-ils dans la bonne salle, ou se sont-ils perdus ?

Pourtant, malgré la disparition de la machine qui a broyé la main du grand-oncle, malgré le retour inattendu sur les lieux du plus ancien ouvrier encore vivant, sorti de chez lui pour l’occasion et avançant péniblement avec sa canne ; malgré tout ça – à cause de tout ça ? –, on ne parvient pas à être ému. À l’image de ce monde qui réduit les hommes en simples pions, les personnages paraissent ici limités au rôle d’objets servant une démonstration : ils n’ont pas d’épaisseur. Si Yves nous parle de son passé, de son histoire, lui seul occupe véritablement l’espace. Les ouvriers ne prennent jamais la parole bien longtemps et semblent cantonnés à des répliques courtes. On ne nous dit rien d’eux, à part leur identité de travailleur. On comprend que l’écriture froide, retenue, cherche à accuser une forme singulière de violence, à être en empathie avec ses personnages, mais elle n’y réussit pas. La dénonciation, par gaucherie, ne tend-elle pas vers une nostalgie un peu populiste ?

L’usine paraît elle aussi faire office de décor : on la résume à un espace de travail, de machines. Cette volonté de ne pas évoquer d’autres souvenirs liés à l’usine, aux collègues, a sans doute pour objet d’exprimer l’aliénation. Mais, même cela, on ne parvient pas à le sentir véritablement. On voit l’effort de démonstration apparaître de façon trop évidente, et l’usine nous semble de « carton-pâte », comme si elle avait toujours été vide ou bâtie pour l’occasion. On se retrouve confronté à un théâtre à thèse froid et caricatural, comme s’il avait fallu « parler des ouvriers » et qu’une narration s’était maladroitement construite autour.

En plongée dans les « open spaces »

Passage de la comète n’aborde pas seulement la violence exercée sur une classe ouvrière dont on ne sait visiblement plus quoi faire, elle nous plonge également dans l’univers d’« open spaces » anxiogènes. Rendues futuristes par le grossissement du trait, ces scènes où figurent des employés surveillés, filmés, niés eux aussi dans leur humanité, explorent notre rapport à la peur et à l’obéissance. Jusqu’où irait-on pour que le graphique de son rendement affiche une courbe qui satisfasse le manager infect ? Hélas, ici encore, on ne parvient pas à rencontrer autre chose que des personnages au service d’un propos alors que l’on attendrait plutôt que ce discours explosât. Devant les conditions détestables de travail qu’on lui offre, on ne voudrait pas que Laurent, le nouvel arrivé, s’adaptât très facilement, on souhaiterait que s’ouvrît une fenêtre, même toute petite, d’espoir et de révolte ! L’explosion qu’on nous propose est d’un autre ordre, abject et mortifère : un jeune cadre dynamique se venge sur une serveuse en lui réclamant un sandwich à la merde… Il n’y a donc pas d’issue, la violence continue son cycle infernal.

Mais il n’y a pas que le monde du travail qui est ici touché, les relations intimes sont également gangrenées par cette agressivité triste et morbide : les maris exècrent leurs belles-mères et les fils ne vont pas voir leurs mères vieillissantes. Une comète traverse le ciel de cet univers replié sur lui-même où, comme si la solitude n’était pas déjà à son comble, chacun cherche à se préserver des bactéries potentielles de son voisin en intégrant des résidences protégées : il n’y a plus d’amour sur terre. C’est une opinion qui a le droit d’exister, une sonnette d’alarme que l’on peut très bien avoir envie de tirer, mais gommer les nuances et les contradictions humaines, c’est prendre le chemin d’un théâtre didactique et désincarné. L’auteur semble alors cesser de questionner pour nous présenter ses conclusions et pointer des coupables du doigt. À trop vouloir s’écarter d’un théâtre nombriliste et sentimental, Passage de la comète manque de cœur et de souffle. 

Louise de Ravinel / Vincent Croguennec


Mon oncle est reporter suivi de Passage de la comète, de Vincent Farasse

Actes Sud-Papiers, 2014

112 pages, 14,50 €

ASPTHEATRE RED

Autour de l’ouvrage :

Passage de la comète a été écrit à l’occasion d’une résidence effectuée par Vincent Farasse au C.N.E.S. (Centre national des écritures du spectacle), Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon en mai 2010 et mis en scène par l’auteur en avril 2012 au Studio-Théâtre de Vitry.

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