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15 juin 2012 5 15 /06 /juin /2012 16:57

Good evening, Greece !


Par Laura Plas

Les Trois Coups.com


Marre de l’épouvantail que les médias dominants agitent depuis quelques semaines pour parler de la Grèce ? Allez voir « Poli‑kratos » ! Au Théâtre des Abbesses, la talentueuse compagnie grecque Kaningunda fait, en effet, feu de tout bois pour évoquer l’histoire démente de « Poli‑kratos », cette ville‑État, qui aura si longtemps représenté la démocratie. Dans la friction entre documentaire et fiction, Kaningunda présente une tragédie grecque aux accents de farce ou de satire. La Grèce, en ce miroir brisé, se mire, pour nous (faire) réfléchir.

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« Poli-kratos » | © Stavros Petropoulos

Ça nous regarde, ce spectacle nous regarde. D’ailleurs, tout commence avec un visage d’enfant qui nous scrute. Ses yeux sont comme un appel ou une question. Mystère et beauté d’un visage, comme dans le dernier spectacle de Romeo Castellucci (1). Ce visage est celui de Myrtis, enfant de douze ans, étrangère reléguée derrière des barbelés, jetée dans une fosse commune. Sa bouche, entrouverte, semble pourtant encore exhaler un souffle tandis qu’un texte nous révèle que Myrtis est morte… il y a plus de deux mille ans : la compagnie Kaningunda réussit à transformer l’histoire en matière vivante.

De fait, pendant presque deux heures, l’histoire grecque nous est retracée, de catastrophe en catastrophe : de l’occupation allemande à la guerre civile, avec ses montagnes que les Américains inondèrent de napalm pour casser la rébellion, de la guerre civile à la dictature, de la dictature politique à la crise actuelle. Pour écrire le spectacle, Kaningunda s’est appuyée sur une immense documentation. L’écran où défilent des images d’archives en est comme la trace. Pour autant, la chronologie n’impose pas son carcan. Le miroir dans lequel se mire la Grèce est bien un miroir brisé, dont on découvre les fragments et dont chaque morceau reflète aussi le tout. C’est pourquoi le spectateur reste libre de sa compréhension, au sens étymologique, de l’ensemble.

Rien d’abstrait. Poli‑kratos nous montre tout d’abord que l’histoire d’un pays, c’est l’histoire de son eau, de sa terre, de ses pierres : c’est l’histoire de la façon dont on l’habite. L’urbanisme, le tracé d’une rue, l’architecture racontent ainsi l’histoire du pays. Par exemple, il est un temps où l’on rase les maisons pour ériger des immeubles, un temps où l’on se terre dans des appartements, qui deviennent des tombeaux. Et l’eau, la pierre, la terre ne sont pas des détails, quand on vous les vole, comme le font la bourgeoisie grecque et les acolytes de Siemens.

Anthi Efstratiadou, époustouflante

Ensuite, cette histoire pleine de bruit et de fureur se répercute dans les individus, dans leur corps. La folie du monde fait la folie des hommes. La compagnie file cette métaphore de la démence, empruntée à une phrase de Constantin Caramanlis (2) et détournée avec ironie. Elle l’exploite en employant les décalages entre l’image documentaire et un jeu stylisé, parfois fusionné avec la danse. La brusquerie de certains mouvements, l’aspect saccadé des démarches entrent en écho avec le travail de création des costumes, et la scénographie. Parfois, on songe à la folie de certains plans de Fellini : foin du réalisme ! La théâtralité est affichée et revendiquée tant par les parabases (3) souvent grotesques que par l’emploi du rideau de velours noir. Pour camper cette folie, les comédiens excellent. Vraiment, la distribution ne comporte pas de point faible. On saluera en particulier l’engagement et l’incroyable éventail de jeu d’Anthi Efstratiadou, époustouflante.

Mais si la folie règne, n’est‑ce pas de la bouche des fous ou des enfants, comme Myrtis, que sort la vérité ? Poli‑kratos est un spectacle redoutable d’intelligence qui multiplie les mises en abyme : un comédien joue un créancier qui vient demander des sommes faramineuses à la troupe, déjà exsangue, sous peine de faire cesser la représentation. Tandis que des Grecs se noient, des Anglais prennent leur thé sur un bateau : spectateurs apathiques de l’atroce. Et nous ? Que faisons‑nous aujourd’hui ? Pour justifier des détournements, un notable grec affirme au peuple : « Je suis vous, vous êtes moi ». Or, dans un autre sens, cette déclaration s’applique à chacun des spectateurs. Nous sommes tous des Grecs, ou en passe de l’être… On nous le rappelle de la plus belle manière. 

Laura Plas


1. On pense au tableau d’Antonello Da Messina, Salvator mundi, qui veillait sur la représentation de Sul concetto di volto nel Figlio di Dio.

2. Constantin Caramanlis avait déclaré dans les années 1990 : « La Grèce est devenue un grand asile psychiatrique. ».

3. Histoire du théâtre. Partie d’une comédie grecque hors de l’action, dans laquelle le coryphée s’adressait directement au public pour lui exposer les intentions ou les opinions de l’auteur.

Plus singulière encore est la « parabase » qui suspend le jeu comique et n’apparaît en général qu’une fois vers le premier tiers de la comédie (Histoire des littératures, t. 1, 1955, p. 402 [Encyclopédie de la Pléiade]).

− P. anal., littér. Digression dans laquelle un auteur fait connaître ses opinions personnelles. « Le peintre de la comédie mondaine quitte un moment ses personnages et parle en son nom, se livre à une parabase, dénonce avec imagination un déserteur de l’intelligence (Thibaudet, Réflex. litt., 1936, p. 196).


Poli-kratos, de la compagnie Kanigunda

Compagnie Kanigunda

Dramaturgie : Kanigunda

Mise en scène : Yannis Leontaris

Avec : Maria Kechagioglou, Giorgios Frintzilas, Maria Maganari, Rebecca Tsiligaridou, Efthimis Theou, Anthi Efstratiadou

Décors et costumes : Thalia Istikopoulou

Lumières : Maria Gosadinou

Chorégraphie : Haris Pehlivanidis

Théâtre des Abbesses • 31, rue des Abbesses • 75018 Paris

Site du théâtre : www.theatredelaville-paris.com

Réservations : 01 42 74 22 77

Jeudi 14 et vendredi 15 juin 2012 à 21 heures

Durée : 1 h 15

13 € | 11 €

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